Le Roi Dragon N°16 – La double spirale

Comme le rapporte Ernst Zürcher dans son très précieux ouvrage, Les Arbres, entre visible et invisible, la nature regorge d’assemblages constitutifs et de dynamismes, mettant en jeu des séries de spirales croisées. On la retrouve par exemple dans la disposition des écailles d’une pomme de pin, dans les inflorescences de chardon, l’implantation des aiguilles sur une tige d’un pin sylvestre, etc.. Ernst Zürcher ajoute en page 98 :

Cette conception d’endroits privilégiés pour le jaillissement de la vie au point de rencontre de deux flux s’applique tout aussi bien aux premières cellules cambiales, partageant les faisceaux conducteurs de jeunes tiges, qu’au cambium élargi “secondaire”, qui forme ensuite une assise formatrice cylindrique fermée, responsable de la croissance en épaisseur du fût : tout deux sont placés exactement entre le flux xylémien (dans le bois) ascendant de sève brute et le flux phloémien (dans le libier) descendant de sève élaborée.

Ce lien entre la vie et le croisement spiralé de deux flux fait partie intégrante du corps doctrinal traditionnel. Par exemple, dans le taoïsme, le schéma appelé T’ai Tchi, incarnant les lois régissant la manifestation d’un être entre le Ciel et la Terre, se dessine sous la forme de deux embryons imbriqués, représentant ainsi de façon synthétique une spirale. Il est intéressant de noter que ce signe est dessiné avec le blanc à gauche ou à droite en fonction du sens de rotation de la spirale considéré.

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Orientation classique du T’ai Tchi

Dans la tradition Dogon, la doctrine de l’Oeuf Cosmique fait état d’un double mouvement spiralé. Les signes préfigurant tout ce qui sera amené à se manifester tournent en spirale dans le sein de l’oeuf dans un sens et dans l’autre lorsque les signes sont extériorisés.

Un peu plus loin dans la longue et complexe explication du processus menant la multitude des êtres à l’existence, Ogo, l’entité rebelle incarnant la volonté individuelle[1], lorsqu’elle réalise plusieurs va et vient entre l’Oeuf du Monde et la future Terre, tourne dans un sens lors de la descente et dans l‘autre sens lors de la remontée. Parallèlement à ces descentes et remontés[2] hélicoïdales, il est fait état de la croissance d’un arbre emblématique à partir de la graine de séné[3] (qui est la graine créatrice d’un premier monde qui n’aboutit pas[4]) et du travail d’un insecte délégué divin, une araignée :

Le séné na dont la graine avait germée dans la terre, constatant les actes d’Ogo, tenta de remonter au ciel. Sa quête comparée à celle d’Ogo : seul comme lui et comme lui incomplet, mais en sens inverse, il cherchait au ciel sa complétude. Pour cela il se mit à tourner sur lui-même ; sa tige qui supporta d’abord deux épines latérales poussait comme en hélice [note : Allusion au tronc du séné qui est couvert d’une écorce qui tourne autour de lui comme en hélice ; les branches se placent autour de l’arbre de la même façon. Ce mouvement en hélice est dit minné. D’un bracelet torsadé, on dit minému ou minémô] tandis que ces racines s’enfonçaient dans le sol.

Or l’araignée dadâ yurugu geze gezené (litt. « dadà [note : se dit d’un animal faible ou malade qui marche difficilement] qui tend le fil du Renard ») avait été déléguée par Amma, lors de la seconde descente d’Ogo, pour surveiller ses actes et lui en rendre compte. Mais, croyant que celui-ci serait vainqueur, qu’il reprendrait, ayant volé le pô, la création à son profit, elle trahit la confiance d’Amma. Et elle pénétra dans le séné na qui commençait sa croissance, pour y « tisser les paroles » d’Ogo ; en les tissant dans le séné, en donnant ainsi une forme nouvelle aux signes qu’il avait volés avec son placenta, elle voulait y faire pénétrer les quatre éléments contenus originellement dans la graine de séné.

Placée au centre de l’acacia, l’araignée tissa ses fils en se déplaçant selon une spirale conique pour la pose de la chaîne et selon un mouvement vertical de va-et-vient pour le passage de la trame [note : Le mouvement en spirale conique est dit digiliô bara vâni « cercle (ou tournant) qui augmente en largeur », alors que l’hélice minné se dit aussi « tournant semblable » kekeù digiliô. Le va-et-vient de la trame porte le nom dadà de l’araignée, dadà. Selon une étymologie populaire, ces termes doivent être rapprochés de dàña : collé, car la bande s’enroulait collée à elle-même très fortement, ainsi que l’indique la répétition].[5]

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Après une autre série d’événements poursuivant l’explication de la descente ontologique, la doctrine dogon expose le thème de l’Arche du Nommo (le Nommo dont il est question ici est l’un des Moniteurs du Monde) :

En même temps qu’elle se balançait, l’arche, suspendue au bout de la chaîne, pivotait sur elle même dans une sorte de va et vient. Elle dessinait ainsi en descendant une double hélice, réalisant le mouvement même de la vie, du tourbillon qui animait la première graine[6].

Dans la science du Kototama du Japon on retrouve la notion de la double spirale. Le Fondateur de l’Aïkido l’explique de la façon suivante :

Comprendre que le travail de l’univers se fait en soi-même, c’est ça le véritable budô. Takaamahara est l’ensemble de l’univers. En ce qui concerne les mouvements de l’univers, l’apparition du soleil, de la lune, des étoiles existe grâce à l’action des frictions de la danse sacrée des divinités Takamimusubi et Kamimusubi qui montent en dansant vers la droite et qui descendent en dansant vers la gauche. Ainsi, toute la vie de l’univers est une mise en ordre. De cette manière, tous les rythmes apparaissent.

Le son U divise en deux l’âme spirituelle, l’une fait naître la racine du spirituel et l’autre la racine du matériel. C’est la merveilleuse action de l’eau-esprit et du feu-corps. Le seul kototama RA de Takaamahara comprend l’ensemble des six autres. Du fond du Ciel vers le fond de la Terre, du fond de la Terre vers le fond du Ciel, il dessine des spirales et suit continuellement la vie.[7]

Moi-même, grâce au travail de SU et de U, depuis le centre de l’abdomen, je laisse se produire les voix A O U E I par la bouche du corps physique, en vertu de l’association de l’âme spirituelle et du corps de chair, qui m’ont été attribués. Ces formes résultent du travail de l’eau et du feu. Ce sont les manifestations des frictions produites par le contraste de l’eau et du feu. C’est l’interaction des divinités Takamimusubi et Kamimusubi lorsqu’elles dansent, formant une spirale ascendante à droite et une spirale descendante à gauche.[8]

On comprend à travers les propos du Fondateur de l’Aïkido qu’il est possible à l’homme, qui s’y prend correctement, de modifier et d’accorder ses rythmes intrinsèques avec ceux qui président à la manifestation des êtres individués. Cela sous-entend que la manifestation des êtres (ce qui mène à l’existence individuelle) est envisageable comme une descente, comme un passage de l’Un à la multitude, de la Conscience Une à la multitude des consciences individuelles. Le Taoïsme exprime ce passage de la façon suivante :

Au grand commencement de toutes choses, il y avait le néant de forme, l’être imperceptible ; il n’y avait aucun être sensible, et par suite aucun nom. Le premier être qui fut, fut l’Un, non sensible, le Principe.

On appelle tei norme, la vertu émanée de l’Un, qui donna naissance à tous les êtres. Se multipliant sans fin dans ses produits, cette vertu participée s’appelle en chacun d’eux ming son partage, son lot, son destin. C’est par concentration et expansion alternantes, que la norme donne ainsi naissance aux êtres. Dans l’être qui naît, certaines lignes déterminées spécifient sa forme corporelle. Dans cette forme corporelle, est renfermé le principe vital. Chaque être a sa manière de faire, qui constitue sa nature propre. C’est ainsi que les êtres descendent du Principe. Ils y remontent, par la culture taoïste mentale et morale, qui ramène la nature individuelle à la conformité avec la vertu agissante universelle, et l’être particulier à l’union avec le Principe primordial, le grand Vide, le grand Tout. Ce retour, cette union, se font, non par action, mais par cessation. Tel un oiseau, qui, fermant son bec, cesse son chant, se tait. Fusion silencieuse avec le ciel et la terre, dans une apathie qui paraît stupide à ceux qui n’y entendent rien, mais qui est en réalité vertu mystique, communion à l’évolution cosmique.[9]

Il faut comprendre que la cessation dont il est question ici n’est pas la cessation de toute activité physique, mais la cessation d’une activité induite par la seule volonté individuelle. Comme l’explique l‘extrait ci-dessous, diminuer son action consiste au pur laisser faire, ce qui n’est pas une absence d’action, mais une absence d’action désirée par le vouloir individuel.

Celui qui imite, le Principe, diminue son action de jour en jour, jusqu’à arriver à ne plus agir du tout. Quand il en est arrivé là (au pur laisser faire), alors il est à la hauteur de toute tâche. Mais revenir ainsi en arrière, jusqu’à l’origine, c’est chose très difficile, à laquelle l’homme supérieur seul arrive.[10]

Cette cessation de l’agir individuel correspond très exactement à la mise à l’unisson de son agir avec l’agir universel.

Mon corps est intimement uni à mon esprit ; mon corps et mon esprit sont intimement unis à la matière et à la force cosmiques, lesquelles sont intimement unies au néant de forme primordial, l’être infini indéfini, le Principe. Par suite de cette union intime, toute dissonance ou toute consonance qui se produit dans l’harmonie universelle, soit à distance infinie soit tout près, est perçue de moi, mais sans que je puisse dire par quel organe je la perçois. Je sais, sans savoir comment j’ai su ![11]

Le Fondateur exprime cette équation taoïste de la façon suivante :

Après avoir ordonné l’esprit et le corps chacun progressera vers le ki, le flux, la douceur, la force et leurs mondes. Puis mettre les frontières du ki, du flux, de la douceur et de la force correctement en ordre, et comprendre clairement par l’expérience, c’est ce qui s’appelle la conscience divine.[12]

Nous devinons à travers ces propos, que la méthode implique une sorte de remontée vers la “conscience divine”. Puisque partant du corps et de l’esprit de l’individu, on progresse (on remonte) tout d’abord par une mise en relation avec domaine intermédiaire de l’existence universelle, le Ki, puis par la transformation spirituelle qui conduit à l’expérience de la proximité avec la “conscience divine”.

On peut voir dans le processus de la manifestation individuelle et de son accomplissement ultime au sein de l’Unité Universelle, un processus s’homologant à une double hélice, l’une descendante réalisant un passage de l’Un à la Multitude, l’autre montante reconduisant de la Multitude à l’Un. Sur le plan existentiel l’hélice ou, sous un autre point de vue, la spirale, se traduit par la conjugaison d’une succession de périodes cycliques et d’une succession de changements d’états. L’enchaînement des états peut être vue comme la composante verticale de l’être, alors que la réalisation complète d’un état (par exemple l’état de nourrisson, celui où l’être est nourri par sa mère) avec son début, son apogée et sa fin, peut être envisagée comme une composante horizontale. L’aspect spiralant, qui ajoute les notions de Centre et de Périphérie, peut être envisagée quant à elle comme la composante spirituelle de l’être, et une double circumambulation. Parcourue en tournant vers l’extérieur, c’est la phase existentielle où sortant de l’Un des degrés de possibilités d’être se succèdent pour arriver à celle de la conscience distinctive. Parcourue en tournant vers l’intérieur grâce à la transformation spirituelle, l’être individué remonte à travers les degrés de possibilité d’être jusqu’à n’être plus que la Pure Conscience d’Être Universelle.

Comme nous l’avons déjà évoqué en d’autres études, ce travail spirituelle se fait en usant des techniques d’une voie traditionnelle, par l’intégration progressive de leur rythmicité particulière qui est une rythmicité cosmique[13], universelle. L’aspect technique des voies spirituelles est un point tout à fait fondamental. Par exemple voilà ce que disent les dogons :

Comme avait fait le Nommo lors de la première divulgation, il octroyait son verbe au travers d’une technique, afin qu’il fût à la portée des hommes. Il montrait ainsi l’identité des gestes matériels et des forces spirituelles ou plutôt la nécessité de leur coopération[14].

Ainsi, les techniques d’une voie traditionnelle qui sont descendues du domaine transcendant par l’intermédiaire du Fondateur de la voie, servent à remonter vers les états unis à la Totalité Universelle. L’aspect transcendant des techniques est rappelé de la façon suivante par O’Sensei :

L’aikidô est la science de l’esprit (âme). La science de l’esprit a commencé par la création des îles et la création des dieux, debout sur le Pont Flottant du Ciel. Cela se réalise par la merveilleuse action du kototama[15]. Aussi, l’aikido n’est-il pas un budô inventé par l’homme, il était déjà réalisé avant que l’univers ne le soit.[16]

Tous mes élèves doivent se souvenir que je n’ai pas créé l’Aïkido. L’Aïki c’est la sagesse de Dieu ; l’aïkido est la voie des lois qu’Il a créées.[17]

Quant à la relation des techniques avec ce que les Dogons appellent “forces spirituelles”, le Fondateur l’exprime de la sorte :

Les techniques doivent être en accord avec les principes universaux. […] Les techniques qui s’accordent aux principes universaux vous assurent les bienfaits de l’amour. Elles constituent le bu du takemusu. La résonance est le premier pas vers une connexion au takemusu bu.[18]

Par ailleurs, la prière, au pied de la réalité, jaillit en tant qu’art martial. La prière elle-même doit être l’ensemble des techniques martiales. La prière doit réellement purifier ce monde. Autrement dit, la prière est elle-même la réalisation du bu. Donc, pour les gens qui ont la foi, comme vous tous, il est nécessaire d’étudier le bu. Ceux qui n’ont pas la foi ne peuvent pas saisir le takemusu aiki.[19]

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  1. Sous un certain point de vue la volonté individuelle est considérée comme se rebellant contre la volonté universelle du fait de la relative autonomie qui lui est conférée, mais sous le point de vue universel, la volonté individuelle ne peut pas agir des actes sortant de la cohésion universelle. On touche là la distinction qu’il convient d’établir entre volonté et pouvoir, et donc la relativité de la liberté individuelle.
  2. qui marquent les étapes de l’édification progressive d’un monde de plus en plus complexe.
  3. Acacia albida.
  4. Voir Le Roi Dragon Magazine N°15 : Repenser le Monde
  5. Le Renard Pâle, Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, Institut d’Ethnologie, pages 210-211
  6. ibid, page 434. La première graine est la graine de séné.
  7. Takemusu Aïki, Morihei Ueshiba, Editions du Cénacle, Vol II, page 106
  8. ibid, page 40
  9. Les Pères du Système Taoïste, Tchoang-Tzeu, 12-H
  10. ibid, Tchoang-Tzeu, 22-A
  11. ibid, Lie-Tzeu, 4-B
  12. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol I, page 140
  13. Un ouvrage où il est question de cette dimension est en cours de publication : “La Voie de l’Aïki, La Danse Cosmique”, Budo Editions
  14. Marcel Griaule, Dieu d’Eau, Entretiens avec Ogotemmêli, page 32, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1975.
  15. Kototama est une science spirituelle des sons. La pensée traditionnelle considère que chaque son élémentaire est une puissance cosmique manifestable, qu’une personne réalisée spirituellement peut faire passer en acte.
  16. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol II, page 99
  17. Morihei Ueshiba, Dans le cercle du Maître, Budo Editions, page 174
  18. Aïkido : Enseignements secrets, John Stevens, Budo Editions, page 85.
  19. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol. II, page 63-64

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