Le Roi Dragon N°15 – Repenser le Monde

Complet Article

Nous allons voir que les théories de la relativité restreinte et générale formulées par Albert Einstein, bousculent la représentation ordinaire que nous avons des relations entre les choses physiques du monde. Bien que ces deux théories ne concernent que le domaine physique, il est fondamental de s’en imprégner, parce qu’elles mettent en lumière des aspects du domaine substantiel qui d’une part sortent complètement des schémas classiques que notre observation quotidienne du monde nous laisse imaginer et d’autre part trouvent des correspondances analogiques avec certains aspects du domaine essentiel de l’existence qui intéressent tout particulièrement l’enseignement traditionnel tel que l’Aïkido. Il est important de souligner que l’Aïkido ne s’arrête pas à l’apprentissage des techniques, même si c’est par le perfectionnement de celles-ci que se produit la transformation spirituelle. Il n’en demeure pas moins, que tout au long de cet apprentissage où nous coordonnons nos rythmes intrinsèques avec ceux qui assurent la cohésion universelle, nous devons faire cheminer notre raison pour qu’elle construise une représentation du monde qui s’accorde avec les expériences spirituelles qui surviendront peut-être au cours de la progression dans la voie. Cette nécessité de conduire notre pensée rationnelle vers la réalité de l’existence est sans cesse rappelée par le Fondateur de la voie de l’Aïki, O’Sensei Morihei Ueshiba :

« En ce qui concerne takemusu aiki[1], l’âme spirituelle individuelle jaillit scientifiquement par le moyen du corps et de l’esprit. Par conséquent, il faut absorber l’histoire des dieux au coeur même de notre pensée.[2] »

« L’aiki ne pourrait pas être mis en pratique sans l’histoire qui commence à l’époque des dieux.[3] »

« Il est donc nécessaire de connaître l’histoire depuis l’époque des dieux. La danse sacrée que le Grand Dieu de l’origine unique a fait naître est l’apparition des dieux. Ceci est une grande science[4]. »

“L’histoire qui commence à l’époque des dieux” est une façon sibylline de parler de l’histoire qui inclut non seulement celle des substances qui se transforment dans le temps et l’espace, mais aussi celle qui conte comment émerge la diversité des êtres dotés d’une conscience plus ou moins réflexive, et comment ils peuvent effectuer leur devenir et cheminer vers leur accomplissement ultime dans les conditions spatio-temporelles. Cette dernière histoire est celle enchâssée synthétiquement dans les doctrines de l’unité des différents peuples traditionnels. Les théories de la relativité restreinte et générale sont quant à elles une formulation de la première histoire.

Avant d’aller plus loin, nous voulons faire remarquer que ce qui a été traduit de la langue japonaise par “l’époque des dieux” ne doit pas être assimilé à une pensée polythéiste. Tout d’abord nous constatons que dans le dernier extrait ci-dessus, le Fondateur souligne précisément que “le Grand Dieu (Kami) de l’Origine Unique” a fait naître une danse sacrée qui est l’apparition des dieux (Kami), ce qui met en évidence l’Unicité du Principe Suprême. Cette formulation met aussi l’accent sur une pensé qui n’est pas immanentiste (ce qui s’accorde parfaitement avec la doctrine taoïste par exemple) puisque ce n’est pas le Grand Dieu qui danse, mais bien les Kami. En outre ce qui est désigné par dieux au pluriel correspond à des principes spirituels ou à des principes ordonnateurs (non seulement vis-à-vis des éléments substantiels, mais aussi vis-à-vis des éléments animiques et essentiels) de l’Existence Universelle. Ceux-ci sont parfaitement ordonnés les uns par rapport aux autres en fonction d’une hiérarchie et de relations fonctionnelles qui concourent à préserver l’Unité de la Cohésion Universelle. Dans le Kojiki (chronique des choses anciennes), la doctrine de l’Unité du shintoïsme, il est intéressant de noter qu’il y a une distinction très nette entre ce qui est appelé “les cinq Kami primordiaux” et tous les suivants. Il est même dit explicitement dans le texte :

« Les cinq divinités ci-dessus sont des Kami célestes distincts des nombreux autres Kami célestes. »

Après les cinq Kami primordiaux, tous les suivants sont organisés sous forme de générations successives, pour signifier que nous sommes déjà, à ce degré de l’Existence Universelle, aux prémisses du temps. Cela signifie aussi que les cinq Kami ne sont pas soumis à la succession, ils désignent donc un domaine Permanent qui ne cesse jamais.

Parmi les cinq Kami primordiaux, le premier Kami Maître du Centre Auguste du Ciel, Ame-no-mi-naka-nushi 天御中主 ou 天之御中主神, n’est cité qu’au tout début du Kojiki et n’intervient plus dans la suite du texte sacré, très certainement pour rappeler que tout est fait par le Principe Suprême, sans que Celui-ci ne prenne part à l’organisation de la Manifestation Universelle. Il incarne vis-à-vis du monde de la diversité, l’Unité de cette diversité, mais aussi la fonction de “Lieu-tenance” par rapport à Ce qui est absolument Infini, Inconditionné, Innommable.

Le Kojiki précise également que les cinq Kami “dérobèrent leur corps aux regards”, ce qui renforce à nouveau l’idée que nous sommes dans un domaine non manifesté, présent, mais invisible, donc existant avant que la lumière soit, tout en persistant après que la lumière ait manifesté la diversité.

“L’époque des dieux”, est donc le commencement de l’édification d’un ensemble de degrés existentiels permettant aux êtres individuels de vivre transitoirement dans des conditions spatio-temporelle. Comme le soulignent les derniers propos du Fondateur, le monde où va pouvoir s’exprimer la multiplicité commence avec une sorte de danse sacrée qui peut être vue comme une gigantesque mise en mouvement de tous les agents ordonnateurs (les Kami après les cinq Kami primordiaux) qui régiront le monde où les êtres vivent de façon transitoire. Cette danse procède d’une Origine Unique par la Volonté du Principe Suprême (vu par l’homme individuel comme un Grand Dieu).

Einstein 1921 by F Schmutzer - restoration.jpg

Albert Einstein

Pour revenir à l’histoire du côté substantiel, comme nous le noterons lorsque nous évoquerons la théorie de la relativité générale, la notion d’espace et de temps est totalement liée à la lumière et à la substance. Albert Einstein fait remarquer que la notion et temps sans choses et d’espace vide de toute matière n’a pas de sens. Cela peut être mis en parallèle avec ce qui vient d’être dit à propos des Kami dont le corps est “dérobé aux regards”, de quoi on peut inférer qu’avant que la lumière soit les choses sont préexistantes, mais dans un mode non différencié, non déterminé. Puis lorsque la lumière entre en action, les choses se manifestent (entre en action) en leur temps en leur lieu.

Ces aspects de l’existence ne sont pas en contradiction avec la théorie de la relativité. Par exemple, si l’on essaie de comprendre pourquoi la lumière peut traverser une étendue vide de matière (la lumière étant en partie une énergie ondulatoire elle suppose un support physique pour se propager), soit on émet l’hypothèse de l’existence d’une matière virtuelle et alors il y a quelque chose de non manifesté qui s’actualise au passage de la lumière (ce qui rejoint l’idée de la potentialité des choses, de l’état pré-manifeste formulé par la pensée traditionnelle), soit on considère qu’il n’y a pas d’étendue sans matière (comme nous venons de le dire, si ce n’était pas le cas ce serait en contradiction avec la théorie de la relativité), alors on suppose que nous sommes face à une étendue potentielle qui appartient à un domaine non-manifesté qui correspond en quelque sorte au Vide au sens traditionnel. Lorsque l’on descend dans le domaine des substrats indéterminés qui compose la matière, on retrouve cette notion de potentialité au niveau des propriétés cinétiques de ces substrats. Par exemple, on sait que pour un électron, par exemple, on ne peut pas déterminer simultanément, sa position, sa vitesse, son spin, etc. Cette étrange propriété est liée au fait que les caractéristiques cinétiques de ces substrats sont des aspects purement en puissance. On ne peut les actualiser (rendre déterminés) que par la transformation du substrat (changement d’état et transfert d’énergie) dans le dispositif expérimental mis en oeuvre pour mesurer la grandeur d’une des propriétés. Il semble qu’il en soit de même pour les substrats dits intriqués dont la position mutuelle et le nombre sont également de purs potentiels. Seule l’expérience (la rencontre des substrats intriqués avec le dispositif de mesure et le fait de se transformer) les rend déterminés. Cette notion de potentialité, de propriétés non déterminées est un concept parfaitement traditionnel.

-~°~-

Comme son nom l’indique, la théorie de la relativité restreinte est un cas particulier de la théorie générale, puisqu’elle se place dans le cas de figure où les forces d’Inertie/Gravitation n’entrent pas en ligne de compte. La théorie restreinte s’arrête à des mouvements strictement uniformes (sans accélération, décélération, ni force de gravitation) et explicite qu’Espace, Temps et Choses sont liés par un rapport dépendant entièrement et exclusivement de l’immutabilité de la vitesse de la lumière. Ce rapport est donné par la formule de Lorentz dont nous donnons ci-après les équations. Voici comment la théorie de la relativité restreinte est énoncée par Albert Einstein :

“Les lois générales de la nature sont invariantes relativement à la transformation de Lorentz. [La théorie de la relativité restreinte et générale, Éditions Dunod, page 49]”

 On pourrait la formuler autrement en disant que la lumière est le référentiel dont l’immutabilité (de sa vitesse dans le vide) induit les lois des rapports entre espace/temps/choses physiques. Ces lois sont données par les équations de Lorentz, ci-dessous :

En tant qu’individus qui percevons le monde par nos sens physiques dans son étendue et la succession des jours et des nuits, nous imaginons généralement que les mouvements physiques appartiennent tous au même espace et au même temps, ou pour le dire d’une façon un peu différente, nous imaginons que le mouvement d’un objet se fait dans une étendue homogène et isotrope (elle est entendue en tant qu’espace à trois dimensions contenant tous les objets cosmiques et de nature cartésienne : continuum linéaire) et en fonction d’un temps de nature Universelle (qui s’égraine de façon parfaitement linéaire et autonome quelque soit l’endroit où l’on se trouve dans l’étendue universelle). Dans cette représentation nous ne considérons pas que l’espace d’une part et le temps d’autre part soient liés par quoi que ce soit. Nous n’imaginons pas non plus que l’étendue ne puisse pas être uniforme dans toutes les directions, comme nous n’imaginons pas que le temps puisse varier : s’accélérer/ralentir vis-à-vis de certaines conditions de lieu, de vitesse relative entre les choses, ou de l’intensité d’un champ de gravitation (pour la théorie de la relativité générale).

La théorie de la relativité restreinte énonce que le modèle qu’elle postule est une extension de la science de la mécanique classique. La théorie de la relativité contient donc le modèle classique qui est un cas particulier qui ne concerne que les objets dotés d’une vitesse négligeable devant la vitesse de la lumière. Dans ce cas, le rapport v²/c² des équations de Lorentz est si faible qu’il est négligeable devant les autres termes. Nous obtenons alors les équations de la mécanique classique, x = x’ + vt, y=y’, z=z’, t=t’.

Mais voyons comment concrétiser la théorie de la relativité restreinte en prenant un exemple significatif. Imaginons un train en mouvement sur des rails fixés au sol à l’intérieur duquel circule un rayon de lumière. Nous nous attendrions à ce que la vitesse de celle-ci soit différente dans un repère lié au train, et dans un repère lié au sol. Or, ce n’est pas le cas. La vitesse maximum de la lumière est immuable dans le monde physique et ce quelque soit le système de référence que l’on prenne. Ce rayon lumineux a la même vitesse s’il est mesuré par un appareil lié au train en mouvement ou s’il est mesuré par un appareil lié au sol. De toute façon si ce n’était pas le cas nous pourrions obtenir une vitesse d’un rayon lumineux supérieur c. En effet si le rayon lumineux est envoyé dans le sens de la marche du train circulant à la vitesse v, sa vitesse d’après la mécanique classique serait par rapport au sol de c + v, soit une vitesse supérieure à c, ce qui est une impossibilité et n’est pas vérifié par l’expérience (voir les expériences de Fizeau http://leroidragon.info/wp-content/uploads/2017/07/Expérience-De-Fizeau-1.pdf). Nous nous sommes placés ici dans un cas idéal où le rayon lumineux du train est dans le vide, mais si la lumière subissait une réfraction du fait de sa propagation dans un élément substantiel, la vitesse résultante v=c/n [où n est l’indice de réfraction du corps traversé] demeurerait invariante quelque soit le repère considéré (repère lié au train, ou repère lié au sol).

Fichier:Hendrik Antoon Lorentz.jpg

H.A. Lorentz

Nous devons donc renverser radicalement notre façon de nous référencer dans le monde et ne plus prendre l’étendue en tant que continuum euclidien et le continuum temporel comme références universelles, mais bien l’invariabilité de la vitesse de la lumière. C’est cette immuabilité de la vitesse de la lumière qui devient la colonne vertébrale des lois de la physique. C’est cette constance qui établit une relation de proportionnalité (respectant les équations de Lorentz) entre temps, espace et choses. Voyons comment cela se traduit dans notre exemple.

Comme la vitesse de la lumière est constante, le temps et les distances dans le train ne sont pas les mêmes au regard du système lié au train en mouvement et au regard du système lié au sol où circule le train. Le temps du train en mouvement n’est pas le même (il est plus lent) que le temps lié au sol, puisque la seconde d’une horloge du train dans le repère lié au sol est 1/Sqrt(1-(v²/c²)). De la même façon, les distances dans le train en mouvement ne sont pas les mêmes (elles sont plus courtes) que celles liées au sol, puisque l’unité de distance du train est Sqrt(1-(v²-c²)). Pour plus de détails, voir l’ouvrage d’Albert Einstein que nous avons cité en pages 41 à 43. Comme le souligne Albert Einstein au chapitre 9, pages 29 à 31, il en va de même de la simultanéité. Deux événements simultanés dans le repère lié au sol ne le sont plus dans le train en mouvement. Attention, il ne faudrait pas extrapoler de ces considérations que chaque chose devient totalement indépendante de toutes les autres, ou imaginer qu’il n’existe plus de relation spatio-temporelle déterminable entre deux systèmes de référence (deux objets en mouvement l’un par rapport à l’autre). Rappelons-le, ce qui fixe les lois de relation spatio-temporelle entre les choses dans le monde physique c’est la constance de la vitesse de la lumière.

Quand la théorie de la relativité énonce que les distances dans le repère lié au train ne sont pas les mêmes que celles dans le repère lié au sol, quand elle énonce que les temps ne sont pas les mêmes dans les deux repères, elle dit qu’il faut abandonner l’idée d’une étendue et d’un temps universel. Quand deux systèmes sont en mouvement l’un par rapport à l’autre, ils ne sont pas en mouvement par rapport à un espace universel ou par rapport à un temps universel. Ils sont dans une relation spatio-temporelle qui est caractérisée par les équations de Lorentz, ou pour le dire autrement qui est caractérisée par des proportions de distance et temps qui dépendent de la constance de la vitesse de la lumière dans le vide. Lorsque l’on connaît l’importance de la lumière dans la pensée traditionnelle, on ne sera pas étonné que la théorie de la relativité restreinte énonce, pour le domaine substantiel de l’existence, que la relation spatio-temporelle entre les choses est entièrement déterminée par la constance de la vitesse de la lumière.

Sir Isaac Newton

Isaac Newton, peint par Sir Goldfrey Kneller, 1689

La théorie de la relativité générale est beaucoup plus complexe à appréhender. Elle introduit les champs de gravitation qui ont des répercussions très importantes sur les relations spatio-temporelles entre les choses. Pour la théorie de la relativité restreinte, les relations entre distance et temps, du fait des mouvements uniformes entre les deux systèmes que l’on prend pour référence, se calculent assez directement (voir pour cela l’ouvrage d’Albert Einstein au chapitre 12). Dans la relativité générale, chaque chose génère un champ de gravitation qui induit sur un autre objet une force qui pour ce dernier est vue comme un mouvement accéléré. Pour comprendre comment s’établissent les rapports spatio-temporels entre deux choses, il faut passer par une succession de raisonnements. Premièrement, tenir compte de l’équivalence entre la force générée par la masse pesante et la force générée par la masse d’inertie (nous expliciterons un peu plus loin ces aspects) lors d’un mouvement accéléré (ou décéléré). Deuxièmement, étant donné que les forces en jeu liées aux champs de gravitation sont des accélérations et non pas des vitesses constantes, alors les rapports spatio-temporels doivent être recalculés pour chaque coordonnée d’espace et de temps. Reprenons l’exemple du train. Plaçons-nous en une position x1 de l’instant t1 où sa vitesse est v1, et en une position x2 de l’instant t2 où la vitesse est v2. Plaçons-nous maintenant dans le cas de la relativité restreinte où la vitesse v2 est égale à la vitesse v1. Les calculs du temps relatif et des distances relatives du train dans le repère lié au sol en utilisant les équations de Lorentz seront les mêmes. Alors que pour la théorie de la relativité générale en x2 du fait de l’accélération la vitesse v2 est supérieure à v1, ce qui fait que les temps relatifs et distances relatives seront différents. On comprend donc qu’à chaque delta infinitésimal entre deux moments, les temps relatifs et les distances relatives changent.

Il faut bien comprendre que la théorie de la relativité restreinte ne concerne que les phénomènes où un corps se déplace à vitesse constante (ne subissant aucun effet de gravitation), alors que la théorie de la relativité générale concerne les phénomènes où un corps subit une force de nature équivalente à celle qu’il subirait s’il se déplaçait avec une accélération constante (soit parce qu’il est effectivement accéléré, soit parce qu’il subit les forces d’un champ de gravitation).

C’est là à nouveau un aspect de la réalité qui dépasse notre conception ordinaire du monde. Deux objets du fait de leur masse pesante subissent sans déplacement relatif une force qui est de même nature que s’ils se déplaçaient avec une accélération dépendant de leur distance mutuelle. Pour nous aider à appréhender cette réalité Albert Einstein, donne l’exemple d’un individu placé dans un espace fermé qui est accéléré continûment sans qu’il le sache. Cet individu aura l’impression de subir la force de la pesanteur (masse pesante) alors qu’il subit une force de réaction à l’accélération proportionnelle à sa masse inerte. Albert Einstein insiste particulièrement pour souligner que masse pesante et masse inerte sont un même concept, une même réalité.

La théorie de la relativité générale énonce aussi que la lumière, du fait de sa nature en partie corpusculaire (même si sa masse est extrêmement faible), subit l’effet de la gravitation, si bien qu’un rayon lumineux passant à proximité d’une masse très importante sera dévié. En fait il sera doublement dévié, d’une part en raison de la déviation due à sa masse pesante dans le champ de gravitation, d’autre part parce que la gravitation induit une perte de la linéarité (de l’aspect euclidien) de l’espace du fait que les distances dans un champ de gravitation en un point donné subissent l’effet de la relativité restreinte. Il y a donc une sorte de “courbure de l’espace”. Ce terme n’est sans doute pas très approprié, puisqu’il laisse entendre qu’il y aurait une courbure par rapport à une étendue universelle qui resterait un continuum euclidien. Ce qui n’est pas le cas. Albert Einstein explicite au chapitre 27 que la théorie de la relativité générale postule que le monde n’est pas un continuum Euclidien. Nous vous renvoyons à l’appendice de l’ouvrage, page 150, où sont exposés les résultats de la vérification expérimentale de la déviation de la lumière dans le champ de gravitation du soleil. Lire également page 157 et suivantes le chapitre “La relativité et le problème de l’espace” où il est discuté de l’impossibilité d’un espace vide de matière. Cela renvoie à ce que nous disions en introduction, à propos du passage d’un domaine invisible à celui du monde où les choses sont visibles, donc déterminées. On comprend donc que la lumière est ce qui cèle la manifestation des choses. Mais il faut se rappeler que dans la conception de l’Existence au sens le plus large de la pensée traditionnelle, la lumière physique n’est pas l’origine ultime des êtres loin s’en faut. Voilà par exemple un commentaire taoïste où cela est très clairement exprimé :

Suivez-moi en esprit, par delà la lumière, jusqu’au principe yang de toute splendeur ; et, par delà l’obscurité, jusqu’au principe yinn des ténèbres. Suivez-moi maintenant, par delà ces deux principes, jusqu’à l’unité (le principe suprême) qui régit le ciel et la terre, qui contient en germe et de qui émanent le yinn et le yang, tous les êtres. Connaître ce Principe, c’est la science globale, qui n’use pas. Se tenir en repos, dans sa contemplation, voilà ce qui fait durer toujours.[5]

Dans la genèse de la tradition chrétienne, la lumière n’est pas non plus considérée comme l’origine de tout, on voit qu’elle se manifeste après que les cieux et la terre aient été créés. En outre, c’est aux versets 1.5 et 1.6 que le temps et l’étendue commencent à être envisagés :

1.1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.

1.2 La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. 1.3 Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut. 1.4 Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. 1.5 Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le premier jour. 1.6 Dieu dit: Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux. 1.7 Et Dieu fit l’étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l’étendue d’avec les eaux qui sont au-dessus de l’étendue. Et cela fut ainsi. 1.8 Dieu appela l’étendue ciel. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le second jour.

La doctrine Dogon correspondant à la connaissance profonde transmise lors des deux derniers degrés d’enseignement désignés respectivement, par “Parole de derrière” et “Parole Claire”[6], contient une genèse extrêmement vaste et complexe. Nous ne pouvons donner ici qu’un aperçu plus que succinct d’une part de cette genèse. L’Être Suprême Amma dans un premier temps pensa le monde, puis le dessina sous forme de signes[7]. Cette pensée et cette mise en signes furent suivies par une première tentative de genèse. Elle commença par le création d’une graine qui contenait la superposition de quatre éléments ainsi que les principes (germes) de tous les êtres. Le monde fut créé par un tournoiement entre les mains d’une entité animée par la volonté de l’Être Suprême. Ce tournoiement projeta les choses ce qui créa l’étendue et la succession. Mais cette première genèse fut un échec parce qu’il y avait trop de choses et parce que la superposition n’était pas un dispositif stable. L’eau, élément fondamental pour la vie, s’échappa. L’Être Suprême, repris les choses et décida d’entreprendre une seconde genèse sur la base de l’homme. Cette seconde genèse se déroula en deux temps. Un premier où les choses sont “comptées”. Ce dénombrement correspond à une différentiation principielle des choses ainsi qu’une organisation hiérarchisée et structurée du monde. De nouveaux germes furent créés, et le premier d’entre eux fut une graine “la plus petite du monde”. Sous un autre point de vue, la préfiguration du monde prit la forme symbolique d’un oeuf composé de quatre clavicules, ou quatre secteurs, qui à terme contiendra deux couples de jumeaux. Au centre de cet oeuf, 66 signes sont disposés en forme de spirale et constituent en quelque sorte le jaune de l’oeuf.

Le deuxième temps est appelé “l’ouverture des yeux d’Amma”. Cette ouverture des yeux provoqua la sortie de la spirale. Elle sortit en tournant en sens inverse de son mouvement intérieur. Cette expectoration provoqua un trou dans l’enveloppe du sein d’Amma, et son “oeil” qui en surgit devint une lumière qui éclaira l’univers et révéla l’existence de toutes les choses en formation. Voir Le Renard Pâle, Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, Institut d’Ethnologie, page 101.

La création du monde d’après deux dessins dogon extraits du Renard pâle

Dans cette genèse symbolisée par des éléments Terrestre, on voit à nouveau très clairement que la lumière n’intervient que très tardivement dans le processus d’existentiation des choses et qu’elle est concomitante à l’apparition de l’étendue (les choses sont projetées hors de l’oeuf) et du temps (les choses s’échappent progressivement par le trou). On voit aussi que la totalité des choses à venir au monde préexiste dans le sein de l’oeuf. Il faut également ajouter que dans la pensée Dogon Amma n’est pas identifiée au Principe Suprême. Il est un aspect et un degré de l’Existence Universelle :

« Les Dogon conçoivent un état du monde préexistant à la création et au Créateur lui-même, un état néant où la matière n’en est pas même encore réduite à sa plus simple expression qui sera un centre ou ; mieux encore, un point de départ un lieu géométrique destiné à se transformer en particule infinitésimale. »… « A ce premier état en succède un autre : le point central, résultat en quelque sorte du mouvement périphérique est, ou devient, le dieu créateur Amma. C’est dire que ce dernier est l’un des moments de la formation du monde et non le départ ou la cause première. » Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, La conception du monde et de la matière au Soudan, Atomes, Février 1950.

  1. Voir infra « L’état spirituel Takemusu ». Takemusu Aïki défini un état spirituel où les techniques sont enfantées célestement. Les techniques jaillissent spontanément dans la conscience.
  2. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol II, page 63
  3. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol II, page 105
  4. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol. II, page 109
  5. Tchoang-Tzeu, Les Pères du Système Taoïste, Chapitre 11-C, Léon Wieger
  6. Les connaissances des Dogon s’échelonnent selon quatre degrés qui sont, dans l’ordre d’importance croissante, le giri so, le benne so, le bolo so et le so dayi.1. Le giri so, « parole de face » est un premier savoir impliquant des explications simples où les personnages mythiques sont souvent travestis, leurs aventures simplifiées et affabulées, les uns comme les autres n’étant pas raccordés. Il porte sur les choses et actes visibles, sur les rituels et matériels courants2. Le benne so, « parole de côté », comporte les « paroles qui ont été oubliées dans le giri so » et l’explication approfondie de certaines parties des rites et. représentations. La coordination n’apparaît qu’à l’intérieur des grandes divisions de la connaissance dont un certain nombre n’est pas révélé3. Le bolo so, « parole de derrière », complète le savoir précédent d’une part et fournit des synthèses s’appliquant à de plus vastes ensembles, d’autre part. Il ne contient cependant pas les parties très secrètes.4. Le so dayi, « parole claire », concerne l’édifice du savoir dans sa complexité ordonnée.
  7. Voir Le Roi Dragon N°13, “A la découverte d’une tradition méconnue”

0 commentaires