Trouver la Liberté dans la contrainte

Trouver la liberté dans la contrainte” permet de formuler idéalement comment peut être vécu l’accès aux états véritablement spirituels alors que l’être est encore incarné dans son individualité.

La pratique de l’Aïkido peut nous permettre d’approcher cette expérience ou, tout au moins, de la comprendre. En effet, sur le tatami on passe son temps à perfectionner les innombrables techniques pour tenter d’atteindre l’état où, quelque soient les contraintes imposées par notre vis-à-vis, nous serions capables de les réaliser parfaitement. Cette quête est un travail si ardu que même après plusieurs décennies de pratique, après avoir confronté notre Geste sur une variété impressionnante d’individus incarnant l’Adversaire, nous sommes bien obligés d’admettre qu’il subsiste moult situations pour lesquelles ça ne marche pas.

Certes au fil des années des progrès indéniables sont accomplis. Le geste devient plus pur, plus efficace, plus synthétique. Les techniques se font avec une relative facilité. Mais d’innombrables imperfections constellent le déroulé de l’exécution. On est bien loin de ce seuil où tout devient intuitif, où ne subsiste plus aucune réflexion, aucune pensée médiate, où sa propre manière d’être ouvre d’innombrables possibles et influe sur la manière d’être de l’attaquant. On est encore plus loin de l’état de clairvoyance vécu par O’Sensei et tous les sages ayant atteint les états de l’être définitivement en Union avec la Totalité Universelle.

C’est le lot de la vie pour un être doté d’une conscience individuelle d’être contrainte par des lois universelles : contraintes physiques, contraintes psychiques, contraintes mentales. Non l’individu n’est pas libre ou pour le dire moins limitativement, nous ne sommes pas Totalement libre. Certes nous disposons de certains degrés de liberté nous offrant des choix devant plusieurs Possibles, mais il y a des contraintes imposées par les lois de l’Existence dont nous ne pouvons pas nous affranchir, respirer, nous alimenter, user de sa participation affective pour nous lier au tissu social, penser, édifier une représentation du monde, nous maintenir en santé, etc..

Pourtant nous disposons d’une très précieuse liberté, celle de quêter notre nature propre et trouver à travers elle ce que O’Sensei appelle notre Mission Désignée. Il semble que cet accomplissement produise en l’être une résonance telle, que son état de participation au monde se trouve profondément modifié. O’Sensei appelle cet état Takemusu Aïki. Il correspond à une sorte de totalisation du temps, des lieux, des êtres :

« Quoique takemusu aïki consiste à absorber l’histoire de l’âge des dieux en son corps pour en faire sa propre chair, il faut également s’imprégner du temps et de l’espace.[1] »

« Le passé et le futur se trouvent ici et maintenant, dans le présent… À chacune de vos inspirations inhalez tous les êtres humains, chaque objet.[2] »

« Les êtres humains nés du ventre naturel, s’ils veulent s’accomplir en tant qu’être humain, doivent travailler dans ce monde naturel avec suffisamment d’efforts. C’est en assimilant par eux-mêmes le mouvement du travail qu’ils doivent réaliser l’ascèse. Si nous achevons cela, nous progressons vers la naissance d’un monde supérieur dont nous assimilons l’énergie vitale. Si on achève cette assimilation, on entre alors dans le monde qui suit. En achevant le service du ki de ce monde, on progresse encore, et on voit le monde suivant. En assimilant le ki de ce monde-là, on achève l’ascèse. On termine alors l’assimilation et on progresse derechef dans le monde suivant.[3] »

Des paroles de O’Sensei, laissent entendre que l’effort que nous produisons dans la quête du perfectionnement des techniques de la voie de l’Aïki, peut nous conduire à la transformation que nous évoquons dans cette étude :

« Par les dons qu’il a reçus [l’Aïki], en remontant à l’époque des dieux, il influence par ailleurs, pour le futur, l’histoire du développement du monde ici-bas. Il met le passé et le futur, en son corps, dans son abdomen. De cette sagesse, l’aïki fait jaillir les techniques. Les techniques jaillissent de manière scientifique en passant par l’organe de création. Sans se méprendre sur cela, on fait éclore les techniques en acquérant une connaissance profonde de la volonté divine de Futanomi qui a réalisé l’harmonie de l’esprit et du corps.[4] »

« Autrement dit l’aïkido change le monde de l’âme corporelle en monde de l’âme spirituelle[5].

En ce qui concerne takemusu aiki, l’âme spirituelle individuelle jaillit scientifiquement par le moyen du corps et de l’esprit.[6] »

Dans ce que dit O’Sensei on perçoit que le pratiquant doit se transformer de telle façon qu’il accède à l’état Takemusu pour n’être plus l’auteur des techniques en tant qu’individu. Il s’est identifié à quelque chose dépassant sa dimension individuelle (une existence transcendante) par le détachement de tout ce qui le ramène à son ancienne condition. Mais comme le souligne le texte taoïste ci-dessous, ce détachement est une opération intérieure qui doit se réaliser dans le monde :

« Chaque jour je m’entraîne à me détacher des choses, et ce faisant, j’ai vu mon propre corps de lumière.[7] »

« Les gens ordinaires ne voient pas la lumière parce que les choses les en empêchent. C’est l’attachement.[8] »

« Chercher la pureté et la paix dans la séparation d’avec le monde, c’est exagération. Elles peuvent s’obtenir dans le monde. La pureté s’obtient dans le trouble (de ce monde), par le calme (intérieur), à condition qu’on ne se chagrine pas de l’impureté du monde. La paix s’obtient dans le mouvement (de ce monde), par celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête.[9] »

« Le bu qui prévalait jusqu’alors a été substitué par le véritable bu. La méthode consistait en un entraînement naturel. Mais le budô perdure si l’on s’entraîne dans ce monde où corps et âme sont duels. Cependant, j’ai appris que la défaite est certaine pour les hommes qui s’opposent à l’agencement du monde.[10] »

« Par la pratique de l’aiki, on devient incapable d’exprimer de mauvaises choses, les mauvaises pensées ne surviennent pas. Les désirs s’éteignent. Néanmoins, un grand désir pour l’entraînement doit persister. Toutes les pensées se rapportant à la mission céleste, les attachements vils disparaissent et sont oubliés.[11] »

Lorsque l’on est ainsi totalement en accord avec notre plus haute raison d’être sur Terre, c’est-à-dire lorsque l’on a réalisé les états véritablement spirituels, alors les contraintes disparaissent puisque l’être n’agit plus rien d’autre que ce qui est en Accord avec la Cohésion Universelle. Il ne subsiste plus aucun conflit.

« Lie-tzeu demanda à Yinn (Yinn-hi), le gardien de la passe, confident de Lao-tzeu :

— Le sur-homme pénètre tous les corps (pierre, métal, dit la glose) sans éprouver de leur part aucune résistance ; il n’est pas brûlé par le feu ; aucune altitude ne lui donne le vertige ; pour quelle raison en est-il ainsi, dites-moi ?

— Uniquement, dit Yinn, parce qu’il a conservé pur et intact l’esprit vital originel reçu à sa naissance ; non par aucun procédé, aucune formule. Asseyez-vous, je vais vous expliquer cela. Tous les êtres matériels ont chacun sa forme, sa figure, un son, une couleur propre. De ces qualités diverses, viennent leurs mutuelles inimitiés (le feu détruit le bois, etc.). Dans l’état primordial de l’unité et de l’immobilité universelles , ces oppositions n’existaient pas. Toutes sont dérivées de la diversification des êtres, et de leurs contacts causés par la giration universelle. Elles cesseraient, si la diversité et le mouvement cessaient. Elles cessent d’emblée d’affecter l’être, qui a réduit son moi distinct et son mouvement particulier à presque rien. Cet être (le Sage taoïste parfait) n’entre plus en conflit avec aucun être, parce qu’il est établi dans l’infini, effacé dans l’indéfini. Il est parvenu et se tient au point de départ des transformations, point neutre où pas de conflits (lesquels ne se produisent que sur les voies particulières). Par concentration de sa nature, par alimentation de son esprit vital, par rassemblement de toutes ses puissances, il s’est uni au principe de toutes les genèses. Sa nature étant entière, son esprit vital étant intact, aucun être ne saurait l’entamer.[12]»

  1. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol. II, page 63.
  2. Aïkido : Enseignements secrets, John Stevens, page 160.
  3. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol. III, page 74
  4. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol. II, page 62,63
  5. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol. II, page 56
  6. ibid, page 63
  7. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol I, page 150
  8. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol III, page 54
  9. Lao-Tzeu, Tao-Te-King, Chapitre 15-C
  10. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol III, page 77
  11. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol II, page 79
  12. Tchoang-Tzeu, Chapitre 19-B, Tao-Te-King, dans “Les Pères du Système Taoïste”, Léon Wieger

 

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