N°4 – Philippe – Ki Ken Tai Itchi
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Les pratiquants d’art martiaux ont pratiquement tous entendu un jour ou l’autre l’expression Ki-Ken-Taï ou Ki-Ken-Taï-Itchi. C’est une formule relative à une qualité particulière que doit acquérir le Kendoka lors de sa progression dans la pratique de son art. Le premier terme Ki à rapport à la détermination de l’attaquant qui doit se retrouver dans la qualité de son Kiaï. Ken désigne la sabre et plus exactement la perfection de la coupe et du touché de l’adversaire pendant l’assaut. Enfin Taï représente la coordination corporelle qui est identifiée par l’exacte concordance de la frappe du pied avant sur le sol avec le kiaï et la coupe. Le terme Ithci (ou Uchi) qui désigne le nombre Un permet de souligner que ces trois aspects ne doivent faire qu’Un.
Dans la pratique de l’Aïkido ou de tout autre art martial, la coordination de l’ensemble des modalités de l’individu sur lesquels le pratiquant a pouvoir, lui permettant à la fois de percevoir dans sa plus haute réalité la situation présente et d’agir sur l’environnement pour préserver son intégrité, est un aspect central. Le Ki-Ken-Taï pourra donc être appliqué à chaque technique exécutée, mais trouvera une expression qui différera bien entendu de celle spécifique au Kendo. Car on peut déjà faire remarquer que si le Ki-Ken-Taï dans le Kendo caractérise un instant décisif unique, pour l’Aïkido par exemple, où la réalisation de la technique se déroule sur une portion de temps continue, le Ki-Ken-Taï se retrouvera à chaque point clé de la technique.
Nous allons découvrir en décryptant les trois idéogrammes, la profondeur des significations qu’il est possible d’en retirer. Quelques remarques générales tout d’abord.
On constate que les trois aspects évalués pour qualifier la qualité du Ki-Ken-Tai au Kendo, correspondent à trois aspects de l’être qui partent de l’essentiel pour aller au substantiel : en premier le Kiaï immatériel qui sort de la bouche située en haut du corps, ensuite l’action de la coupe qui est une faculté de l’être lui permettant d’utiliser un objet sur l’environnement en utilisant son énergie vitale qui se prolonge dans ses bras situés au milieu du corps, enfin le pied tout en bas du corps qui offre la possibilité à l’être de se déplacer et de se placer pour trouver le Ma-aï idéal.
Cette appréciation ternaire de l’être se retrouve dans la plupart des doctrines de l’unité des peuples traditionnels.
Voyons donc l’idéogramme ki.
Figure 1 : L’idéogramme Ki
Nous voyons qu’il est composé de deux radicaux, soulignant la nature double de cette composante centrale de l’individu. Le radical en bas à gauche désigne une graine qui éclate sous la chaleur, évoquant le développement des potentialités contenues en germe dans la graine. À droite la vapeur s’élevant vers le Ciel. Généralement, ki est traduit par énergie vitale, mais ce terme est beaucoup trop restrictif par rapport à toutes les significations qui lui sont rattachées, comme la dimension psychique de l’individu, la notion d’âme. En fait il n’existe pas de mot dans notre langue pour le traduire avec exactitude.
Comme il vient d’être dit, la graphie révèle que le ki est double. Il dispose d’un aspect végétatif, la graine et d’un aspect subtil, la vapeur. Dans la pensée extrême-orientale, le ki est considéré comme un élément intermédiaire permettant de réunir en un même assemblage l’esprit et le corps d’un individu sur le temps de son devenir. L’esprit est ce qui est considéré comme immuable et impérissable dans l’être, alors que le corps est ce qui est périssable et en continuelle transformation. Le ki participe donc de cette double nature, par son aspect végétatif il se transforme, par son aspect subtil il persiste en essence par-delà toutes les transformations. Le radical en bas à gauche peut être identifié à la croix taoïste, fixant les saisons d’une année symbolique, les orients de l’espace, synthétisant ainsi le cycle de la graine et plus généralement le cycle de manifestation d’une possibilité d’être. Le radical en haut à droite peut être interprété comme les trois temps, passé-présent-futur, les trois phases, solide-liquide-gazeux, les trois dimensions de la verticalité, Nadir-Centre-Zénith, les trois plans principiels, Esprit-Âme-Corps. On peut aussi sans peine interpréter les trois tracés comme suit :
- l’émergence : par le trait qui sort du sol,
- le déploiement des possibles : par le trait horizontal,
- l’union au Tao : par le trait qui conduit au Ciel.
Parmi les sens donnés par les gloses à ce radical on retrouve l’atmosphère, l’ambiance, ce qui sur le plan individuel est transposable à la nature de la volonté, à l’âme.
Le Fondateur nous dit ceci en développant les significations de l’état Ame nomurakumo kukisamuhara, qui est identifié au Roi Dragon :
“L’aikido, c’est le travail du Roi Dragon Ame-nomurakumo-kukisamuhara.
– Ame no Murakumo, c’est le ki de l’univers, le ki de l’île d’Onogoro [l’île primordiale décrite dans le Kojiki], le travail du ki qui pénètre et fait respirer le tout.
– Kuki, c’est atteindre l’unité de l’apparition du merveilleux esprit de la grande terre et de l’apparition du ciel. Autrement dit, c’est le glaive à deux tranchants du ciel et de la terre.
– Samuhara, ce sont les mots de louange de la vérité et de la vertu du meilleur des mondes.”
Le ki recouvre donc aussi des significations en rapport avec ce qui anime les êtres, avec ce qui vivifie, avec ce qui rend possible dans le domaine pondérable l’expression d’une part de la Vertu Universelle. Il est directement en lien avec la Volonté, ou l’Intention.
Passons maintenant à l’analyse de l’idéogramme Ken.
Figure 2 : L’idéogramme Ken
L’idéogramme Ken est composé des deux radicaux suivants :
Figure 3 : Le radical Tsi’èn
Figure 4 : Le radical Tâo
Le radical à droite peut être indifféremment celui représenté sur la calligraphie de Ken, ou celui du radical Tâo. Dans tous les cas, il s’agit d’une arme tranchante. Nous voyons tout de suite que Ken est beaucoup plus qu’un simple sabre, puisque le radical le désignant est complété par Tsi’èn signifiant la réunion. En étudiant plus attentivement la graphie de Tsi’èn on distingue en haut la charpente de l’Univers, fait du Yin et du Yang (les deux versants du toit) et des lois qui les ordonnent (le trait d’union de la charpente). Sous ce toit deux êtres parlant en communion avec les lois de l’Univers, exprimant l’idée que ces deux entités distinctes en apparence sont en communion avec l’ordonnancement universel. On comprend alors que Ken désigne une activité ayant la qualité d’un domaine où la multitude agit à l’unisson des principes universels, où la diversité forme un ensemble cohérent. Ainsi Ken peut être vu comme le sabre qui ne fait qu’un avec celui qui en fait usage.
Voyons maintenant l’idéogramme Taï.
Figure 5 : L’idéogramme Taï
Il est composé des radicaux suivants :
Figure 6 : Le radical Kôu
Figure 7 : Le radical Li
Kôu désigne les chairs et le squelette de l’homme, tout ce qui fait la substance, la part inintelligente de celui-ci. Li est le vase rituel pour les sacrifices, objet sacré recevant le sang de la victime. Il n’est pas question de détailler les mécanismes du sacrifice qui sont extrêmement subtils et complexes. Il suffira de dire que la victime est un être (de la faune ou de la flore) qui est choisi pour sa relation de subordination et d’affinité avec une puissance spirituelle (Kami). L’aspersion de son sang, ainsi que l’ordonnancement de l’ensemble des opérations conduisant à rendre sacrée la victime, ont pour effet de réaliser avec les officiants une mise en lien énergétique avec le domaine principiel incarné par la Puissance Spirituelle. Cet idéogramme désigne donc le corps apte à recevoir une énergie supra-individuelle.
Taï est généralement traduit par corps, substance, manière d’être, se conformer. On saisit tout de suite que Taï, dépasse la simple substance mais embrasse aussi l’attitude corporelle du budoka. Ainsi on peut extrapoler que celle-ci doit devenir conforme à celle inhérente à sa discipline, pour qu’il puisse déjà obtenir un premier niveau de conformité avec l’art transmis aux hommes par le Fondateur. On comprend aussi que cette attitude, cette manière d’être, ouvre les pratiquants à la faculté de recevoir une énergie détenue par le Fondateur et par les DoShu successifs. Ces considérations rejoignent ce que Christian Tissier ShiHan a exprimé lors de son stage du 25 Mars 2006, en disant que le budoka doit adopter l’attitude propre à l’art martial qu’il pratique. Cela revient à dire qu’il faut « se conformer » aux types de mouvements et d’attitudes propres à sa discipline, et cette conformation permettra de se préparer idéalement pour la transformation des autres modalités de son être, notamment celle concernant le plan affectif pour lequel on cherchera l’obtention de la neutralité affective. La tradition chinoise compare l’homme à un attelage composé d’un Aurige (l’esprit), d’un Cheval (l’âme) et d’un Char (le corps). Cette image permet de comprendre que le cheval doit être parfaitement docile pour qu’il soit à l’écoute les ordres de l’Aurige et les exécute sans déformation. De la même manière, on comprend qu’un char mal entretenu ne permettra pas de conduire l’attelage au terme du voyage.
En allant plus loin maintenant, on ne peut manquer d’établir un rapprochement entre les deux idéogrammes Shu (de DoShu) et Li représentés ci-dessus. Il est remarquable de constater à quel point leur construction est similaire, montrant que le corps est, au point de vue substantiel, un emblème de l’être dans sa dimension universelle. Shu désigne l’homme dont la réalisation spirituelle a synthétisé toutes les possibilités d’être, faisant de celui qui existait en mode individuel, en un temps et un lieu donné, un homme transcendant (Chênn Jen) porteur de la « Flamme Illuminative », image de la Lumière qui illumine les ténèbres et « révèle » tous les mondes (les trois mondes symbolisés par les deux traits horizontaux, plus celui qui initialement était horizontal et qui a été incurvé vers le Ciel par la réalisation spirituelle). On retrouve dans le radical Li de l’idéogramme Taï, les trois niveaux principiels. En bas la substance brute, en haut les « essences » végétales, symbole de la vie végétative, au milieu un trait horizontal symbole du « lien » qui « réunit » (et sépare tout à la fois) et harmonise ces deux composantes (de nature inconciliable sans cette troisième composante) en une seule entité.
Nous pouvons maintenant développer quelques significations fondamentales de l’expression Ki-Ken-Taï.
L’image de l’Attelage que nous venons de prendre comme exemple, permet déjà de saisir la cohérence qu’il convient de donner à l’assemblage Esprit-Âme-Corps. Un corps maintenu en bon état de marche, une âme rendue parfaitement docile, un esprit éveillé qui voit loin. L’idéal est bien entendu que cet éveil soit l’éveil spirituel qui confère la faculté de “Saisir les fils du devenir, avant l’être, alors qu’ils sont encore tendus sur le métier à tisser cosmique, voilà la joie céleste, qui se ressent mais ne peut s’exprimer. Elle consiste, comme l’a chanté Maître Yen, à entendre ce qui n’a pas encore de son, à voir ce qui n’a pas encore de forme, ce qui remplit le ciel et la terre, ce qui embrasse l’espace, le Principe, moteur de l’évolution cosmique.”
Cette finalité est celle visée par l’Aïkido, qui ne se contente pas d’embrasser la seule perspective de la préservation de l’intégrité de soi, mais celle de toute les formes de vie celle de l’agresseur compris. Il ne s’agit pas d’une vision candide et simpliste de l’existence où l’on supposerait que tous les êtres sont des agneaux, mais d’accéder à une puissance d’être qui permet de transformer l’agression en un “Agissement Merveilleux” Myôyô.
Comme nous le disions en introduction, dans le concept de Ki-Ken-Taï-Ichi, Ichi est le nombre Un, symbole de l’Unité dont nous venons de parler à propos du radical Li. Parvenir à ne faire de Ki-Ken-Taï qu’un seul acte, consiste semble-t-il à parfaitement coordonner la volonté (Ki), l’acte (Ken) et la manière d’être (Taï). C’est finalement parvenir à conformer les plans inférieurs à l’intention initiale, ou encore, parvenir à ce que la maîtrise de l’acte et de la manière d’être s’accordent en tout point à la volonté de l’être. Mais il faut ajouter également qu’il faut que le vouloir de l’être s’accorde avec ses propres pouvoirs, mais aussi avec les possibles offerts par la situation en laquelle il est immergé.
À travers les significations puisées dans les idéogrammes, on perçoit que l’unité n’est possible que lorsque le corps à été rendues conforme à un réceptacle capable d’abriter le ki provenant de la Volonté Universelle même, ouvrant alors l’être à la capacité de produire une activité extérieure (symbolisée par le sabre et le Kiaï – les deux hommes parlant sous le toit du monde dans l’idéogramme Tsi’èn) conforme aux lois de l’Univers (la charpente).
Il est important de noter que Ken est la modalité du pratiquant en lien avec les lois de l’Univers, avec lesquelles il n’a d’autre latitude que de s’y « conformer ». Mais il est un autre aspect traditionnel important contenu dans cet idéogramme, c’est tout ce qui se rapporte au symbolisme du sabre, que nous ne ferons qu’effleurer. Tout d’abord, le sabre est l’image de l’axe du monde. On peut voir dans l’idéogramme Ken, que le radical désignant l’arme est orienté verticalement (comme l’axe du monde). Le sabre ainsi positionné, embrasse de sa hauteur l’homme et la presque totalité de la charpente de l’Univers, montrant de la sorte qu’il symbolise l’homme et les lois manifestées (le trait horizontal).
Les premiers sabres japonais (période Chokuto l’an 700 avant notre ère) comportaient un double tranchant, ce qui est, alors, le parfait emblème de l’axe du monde le long duquel les forces Yin et Yang (les deux tranchants), dans leurs rapports mutuels, donnent naissance aux dix mille êtres, c’est-à-dire à toute la manifestation. Dans son aspect actif, le sabre est l’emblème de l’action ordonnatrice et régulatrice de l’harmonie Universelle (le katana, qui a succédé au Chokuto, fait d’un seul tranchant, en est l’expression), dans la mesure où la possibilité de mise à mort (des forces néfastes) permet le développement de la vie. Ainsi, le tranchant permet de séparer le bon grain de l’ivraie, mais d’un point de vue métaphysique c’est aussi l’acte qui sépara le Ciel de la Terre permettant aux possibilités de manifestation en mode individuel de se développer.
Trancher est aussi opérer le discernement entre le vrai et le faux, rendant l’esprit clairvoyant (Nen). L’idéogramme Ken incarne aussi cette clairvoyance qui tue l’ignorance et éclaire l’homme sur les lois Universelles. Accorder sa volonté (son propre ki au Ki Universel ) à la science du Principe, est s’unir à la vertu qui tranche tel un sabre (Ken) le vrai du faux, en s’appuyant sur une « manière d’être » pure (Taï) et sur une clairvoyance faisant suite à l’éveil spirituel. Car il n’y a qu’en cet état que l’on sait si l’on doit ou non dégainer son sabre pour trancher. Mais l’Aïkido offre une autre perspective :
« Par ailleurs, ce monde évoluait suivant les directives de chacun des organes du pays. À l’origine, on enseignait qu’à un moment ou un autre, il faudrait tuer par le sabre. Seul comptait l’attaque-défense personnelle. L’attaque était devenue prépondérante, parce que l’âme corporelle était prépondérante. C’était aussi l’époque qui voulait cela. C’était une grande voie de pratique donnée à l’humanité. Lorsque la guerre s’est terminée, une aspiration à la paix a été comblée. Et on en est venu à utiliser la force nucléaire pour l’industrie civile. L’aikido a alors reçu l’ordre du gouvernement de prospérer. Cela, sans doute, parce que je parlais toujours d’Amour et qu’ils avaient dû trouver mes écrits disséminés un peu partout. Il m’est arrivé de rire en pensant que « maintenant nous sommes dans la course de l’Amour ».”
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