N°5 – Marc – Plutarque, passe-moi le sel !

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Dans beaucoup de cultures et particulièrement chez les peuples de Premières Nations, le sel est le symbole de l’amitié et de l’hospitalité parce qu’il est partagé et le symbole de la parole donnée parce qu’il est indestructible.

Le sel a une longue histoire et dans la plupart des civilisations, son rôle économique dépasse de beaucoup ce que l’on peut imaginer. Bien sûr, en permettant la conservation des aliments, le sel a rendu possibles les grandes expéditions lointaines et certaines villes portuaires lui doivent leur richesse. Mais le sel, c’est bien plus que ces grains cristallins qui rendent la nourriture si agréable au goût.

https://images-blogger-opensocial.googleusercontent.com/gadgets/proxy?url=http%3A%2F%2Fwww.survoldefrance.fr%2Fphotos%2Fhighdef%2F5%2F5063.jpg&container=blogger&gadget=a&rewriteMime=image%2F* Brouage en Saint-Onge est aujourd’hui hors de vue de la mer. Ce fut pourtant dès sa création au XVIè siècle un port très actif dans le négoce du sel. Construite dans une zone de marais salants, la ville évoque un carré parfait à l’image de ces bastides fortifiées du sud-ouest de la France.

Mais la ville de Brouage repose sur de bien étranges fondations. En plein cœur des marais, elle est en quelque sorte, déposée sur un plancher de chêne recouvert de trois rangées de dalles de pierres cramponnées de fer et supporté par des pieux enfoncés dans la vase et noyés de mortier de chaux. Les pierres utilisées sont des galets déchargés au cours des siècles par les navires qui venaient s’approvisionner en sel.

Quel étrange va-et-vient que ce grand ballet inter-continental. Cette espèce de prendre et donner issu de la nécessité.

Comme si pendant mille ans, des vaisseaux s’étaient affairés à transférer des morceaux de continent vers un autre et réciproquement. Pierres contre sel ou chaux contre sodium.

Échanges continentaux de bon aloi.

A leur insu la France et le Québec, en s’échangeant de part et d’autre une partie de leur territoire, célébraient déjà des noces philosophales.

En marchant dans les rues de Brouage, nos pieds québécois foulent un sol qui ne nous est pas inconnu. De même que pour un Français arrivant au Québec, son nez flaire le sel de la Charente-Maritime – indestructible de par sa nature – toujours présent aux abords du Grand Fleuve qui nous a vus naître. Est-ce la raison de la solidarité entre nos deux peuples? Le mot solidarité ne signifie-t-il pas alliance par le sel !

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Si au XVIè siècle le sel était considéré comme de l’or blanc, la ville fortifiée de Brouage était le Fort Knox de France.

C’est dans cette cité médiévale qu’en 2008 j’ai goûté à ce condiment autrement qu’en saupoudrant mon assiette de frites. Ce fut mon baptême du sel.

Je m’étais retrouvé dans cette place forte à l’invitation du Conseil Général de Charente-Maritime à titre d’artiste en résidence pour une période de cinq mois.

Je savais depuis longtemps que cette forteresse était le berceau de notre père fondateur : Samuel Champlain. En découvrant cette ville royale posée dans un écrin marécageux, entourée de remparts de pierres et de terre, et sertis d’échauguettes, j’eu la certitude de marcher dans les pas du jeune Champlain, qui quatre cents années plus tôt avait arpenté les rues, couru sur les remparts, respiré l’air salin du large et rêvé d’une France nouvelle les yeux plissés vers le grand ouest.

Je devais y réaliser une œuvre monumentale afin de marquer en France, les célébrations du 400è anniversaire de la fondation de Québec. Mais j’étais loin de me douter de l’importance que le sel allait prendre tout au long du processus de réalisation de la sculpture-hommage à la naissance de mon pays.

Le premier choc, juste avant de pénétrer dans la citadelle, fut le spectacle à perte de vue des marais salants qui s’étendent sur près de 3000 hectares recouvrant ainsi la presque totalité du territoire. Brouage est un lieu unique de par son environnement naturel, par son architecture et par son passé historique.

Devenu l’un des plus importants ports de commerce d’Europe pour le sel, il faisait vivre tout un peuple de sauniers, mariniers ou pêcheurs de morue en partance pour Terre-Neuve. C’est ainsi que l’état, le clergé et la noblesse locale ont pu engranger des profits astronomiques grâce à l’or blanc, via la gabelle.

Il faut s’imaginer à l’époque, deux cents bateaux mouillant dans le port, deux mille habitants – parlant plus de soixante langues différentes – venues de par le monde, grouillant de jour comme de nuit dans cette Babel du XVIè siècle.

Et tous ces gens réunis autour d’un même objet; le précieux cristal. Le sel.

Le sel c’est un feu délivré des eaux, disait Claude de Saint Martin. C’est cette phrase qui a allumé en moi une flamme qui n’allait plus s’éteindre.

En marchant dans les rues de l’ancienne Jacopolis*, j’ai tout de suite remarqué la rectitude urbaine, l’ordonnancement des maisons et l’harmonie des couleurs.

Les pavés des rues sont gris, les maisons sont en calcaire blanc et les toits sont recouverts de tuiles de terre cuite rouge. Cette première constatation passée, je n’y ai plus pensé, mais c’était mémorisé quelque part dans ma bibliothèque corticale.

Ce n’est que quelques jours plus tard, lors de la visite d’une saline – où le propriétaire, debout en avant plan de ses damiers liquides, séparés par de minces bandes de terre nous parlait avec passion du travail essentiel du soleil sur l’eau de mer afin que l’alchimie opère – que la phrase de Saint-Martin a pris tout son sens.

Ce matin-là de juillet, la plupart des plans d’eau étaient recouverts de ce qui me semblait être une mince couche de glace. C’était en réalité la fleur de sel, qui attirée par les rayons du soleil s’était cristallisée à la surface de l’eau. Et curieusement, cette fausse glace tirait par endroit sur le rouge; une teinte claire de terre brulée qui s’estompait vers les gris rosés pour se terminer en un blanc presque immaculé.

Et c’est à ce moment que j’ai pu faire le lien avec les trois couleurs de la cité et les trois teintes de la transformation du sel. C’est alors imposé en moi comme une certitude, le titre pour mon travail en cours : La mémoire de l’eau salée et du même coup, les couleurs que j’allais utiliser pour ma sculpture. Le Rouge, le gris et le blanc.

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Il faut avoir la patience d’attendre qu’une oeuvre artistique soit terminée pour qu’enfin elle se dévoile et pour en comprendre la signification.

Pendant le processus lui-même, trop d’éléments, trop d’émotions interviennent. L’artiste ne fait que suivre le vent, guidé en quelque sorte par l’intuition, par la découverte d’un objet qui le fera changer de direction, par une odeur qui associé à un souvenir fera resurgir quelque chose qu’il croyait oublié. Par la rencontre fortuite d’une personne apportant – à son insu – une information précieuse pour la suite des choses. Par le bruit incessant du roulement des vagues sur une plage de galets ou par la vue de l’horizon qui n’arrête pas de se perdre dans l’infini. Et toujours ce goût de sel sur les lèvres.

Comme si l’oeuvre se construisait petit à petit, morceau par morceau sans le consentement de l’artiste. On pourrait même affirmer qu’il n’est plus maître de lui même.

Il fait confiance à ses outils les plus fiables; ses mains, pour donner un corps à ses émotions, afin de rendre l’invisible visible.

Henri Focillion, l’historien de l’art, nous livre cette pensée dans Éloge de la main : «L’homme qui songe ne peut engendrer un art, ses mains sommeillent. L’art se fait avec les mains» ainsi de fil en aiguille la sculpture prenait forme, jusqu’au jour où elle fut enfin prête à être dévoilée au grand public. Une œuvre d’art qui devait exprimer la naissance d’un pays et d’un peuple. Je l’ai appelé : La Grande Vague ou la mémoire de l’eau salée.

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Il s’agit d’une sculpture monumentale fragmentée en quatre cents morceaux en référence au quatre centième anniversaire du pays. Chaque morceau est un livre détourné de sa fonction première, il est scellé et recouvert par un enchevêtrement de lettres alors qu’un rehaut de couleur fait apparaître le nom de famille d’un des quatre cents premiers colons qui se sont embarqués pour la grande traversée. Quatre cents livres scellées pour évoquer l’histoire secrète de ces quatre cents familles françaises qui allaient devenir nos ancêtres.

La sculpture évoque une vague géante de dix mètres de longueur en suspension au-dessus d’un lit de sel provenant de la saline de Brouage.

Quel a été le rôle véritable du sel dans la fondation du Québec?

Au-delà du fait que son fondateur, enfant de Brouage, fut élevé dans les vapeurs salines et de l’omniprésence de monticules de cristaux blancs. Au-delà du fait que cette denrée essentielle à la survie de l’homme et son contrôle fut aussi importante que celui du fer ou de l’or. Au-delà du transport massif du sel vers les Amériques pour la salaison de la morue, cet aliment très en demande en Europe. Bien au-delà de toutes ces raisons pratiques, j’aimerais aborder son aspect symbolique, qui tout au long du processus de réalisation de La Grande Vague ou la mémoire de l’eau salée, m’a accompagné et continue de s’exprimer longtemps après sa réalisation.

En chimie, le sel résulte du mélange d’un principe acide, chlorhydrique, sulfurique et d’un élément basique, soude, potasse. Fusion d’un ou plusieurs ions positifs et d’un ou plusieurs électrons négatifs, il est déclaré neutre. Mais pour les alchimistes, le sel n’est pas seulement un élément neutre, il est surtout un principe d’équilibre.

Passons donc à table! Plutarque, passe-moi le sel!

Les profits générés par l’or blanc n’ont-ils pas participé au financement des premières traversées en vue de l’installation d’une colonie permanente en Nouvelle France.

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Aquarelle: Champlain qui échange avec les Indiens (sic) Source: Bibliothèque et Archives Canada / Crédit: Charles William Jefferys / Fonds Charles William Jefferys / C-103059

Le rêve de Samuel Champlain fut de créer un monde nouveau par la fusion de deux peuples; les Français et les Nations Amérindiennes. Combien il a dû s’en échanger des pincées de sel lors des bivouacs sur les bords du Saint-Laurent! Combien il a dû s’en célébrer des mariages sur des peaux d’ours fraichement tannées et encore gorgées de sel. Combien de fois Samuel Champlain a-t-il pensé à Plutarque, qui pour évoquer l’amitié entre des personnes, parlait de gens du sel et de la fève. Le sel c’est un feu délivré des eaux, et le mot délivré nous renvoie au mot délivrance qui lui, nous renvoie à la naissance, car c’est de la naissance d’une nation dont il est ici question.

Pendant les longs mois que durait la traversée, nous avons été portés dans le ventre d’une caravelle de chêne lestée de tonnes de sel, qui elle, voguait dans le liquide amniotique des mers océanes. Les seuls bruits perçus pendant cette période de gestation étaient le clapotis des vagues sur les parois de notre coquille et les murmures inquiets de la mère océane. Notre alimentation était composée de poisson et de viande salée. Le temps et l’espace se confondaient à un paysage liquide qui semblait n’avoir jamais eu de commencement ni de fin. Nous n’avions qu’à nous laisser bercer et espérer la délivrance.

Les tempêtes fréquentes dans le détroit de Belle-isle n’étaient que des contractions annonciatrices du travail déjà commencé. L’entrée dans le golfe Saint-Laurent apportait un réconfort, tel que des respirations profondes amènent la détente. Le vaisseau rempli de promesses allait enfin s’engager dans un spectaculaire chemin d’eau pour finalement arriver au terme de son voyage maritime. C’est dans un grand cri, un matin de 1608, dans un lieu dit nommé Kébek – qui signifie dans la langue des Algonquins: Passage rétréci – que naissait une nouvelle nation.

Marc Lincourt. Janvier 2015

*Jacopolis sur Brouage, nom originel de la cité fondée vers 1555 par Jacques de Pons

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