N°7 – Philippe – Ikigai – L’ultime raison d’être

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Dans un reportage télévisuel[1] évoquant les centenaires de l’île de Miyako dans l’archipel d’okinawa au japon, un joueur et professeur de sanshin dit ceci à propos de l’état qu’il atteint lorsqu’il pratique de son instrument : “Quand je joue, la vie marque une pause et m’attend.

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La commentatrice explique que cet état est nommé 生き甲斐 Ikigaï. Cette expression est communément traduite par « joie de vivre« , « raison d’être« . Mais en observant attentivement ce que nous montre le reportage, on constate que l’Ikigai du professeur de sanshin, ou de celle qui tisse les étoffes pour confectionner des kimonos, ou de celui qui élève avec amour son veau, est beaucoup plus qu’un simple loisir. Il s’agit là d’une activité totalement consubstantielle à l’être. Cela à rapport à ce passage du Taoïste Tchoang-Tzeu :

Le boucher du prince Hoei de Leang dépeçait un boeuf. Sans effort, méthodiquement, comme en mesure, son couteau détachait la peau, tranchait les chairs, disjoignait les articulations.

— Vous êtes vraiment habile, lui dit le prince, qui le regardait faire.

— Tout mon art, répondit le boucher, consiste à n’envisager que le principe du découpage. Quand je débutai, je pensais au boeuf.

Après trois ans d’exercice, je commençai à oublier l’objet. Maintenant quand je découpe, je n’ai plus en esprit que le principe. Mes sens n’agissent plus ; seule ma volonté est active. Suivant les lignes naturelles du boeuf, mon couteau pénètre et divise, tranchant les chairs molles, contournant les os, faisant sa besogne comme naturellement et sans effort. Et cela, sans s’user, parce qu’il ne s’attaque pas aux parties dures. Un débutant use un couteau par mois. Un boucher médiocre, use un couteau par an. Le même couteau me sert depuis dix-neuf ans. Il a dépecé plusieurs milliers de boeufs, sans éprouver aucune usure. Parce que je ne le fais passer, que là où il peut passer.

— Merci, dit le prince Hoei au boucher ; vous venez de m’enseigner comment on fait durer la vie, en ne la faisant servir qu’à ce qui ne l’use pas.

La conclusion relève que lorsque l’on agit selon son mouvement naturel on ne s’use pas et finalement on réalise ce pour quoi on se manifeste en tant qu’individu en un lieu et un moment particulier du cycle de l’humanité.

Mais parvenir à saisir quel est son mouvement naturel, puis accéder à l’état de maîtrise de ce mouvement est chose ardue. L’extrait de Lie-Tzeu donné un peu plus loin, montre que même le désir de la longue vie peut devenir un obstacle, puisqu’il constitue un attachement. Dans le commentaire de Tchoang-Tzeu, Lao-Tzeu dit “Et vous croyez, dit Lao-tzeu, que cela se passe ainsi, de la main à la main ? Faire durer la vie, suppose bien des choses.” et un peu plus loin “Etre indifférent et suivre la nature, voilà la formule pour faire durer sa vie.” Il faut donc être indifférent au désir même de faire durer la vie :

“Ayant obtenu d’être admis chez Lao-tzeu comme pensionnaire, Nan-joung-tchou commença un traitement moral. Il s’appliqua d’abord à fixer ses qualités et à éliminer ses vices. Après dix jours de cet exercice qu’il trouva dur, il revit Lao-tzeu.

— L’oeuvre de votre purification avance-t-elle ? lui demanda celui-ci. Il me paraît qu’elle n’est pas encore parfaite. Les troubles d’origine externe (entrés par les sens) ne peuvent être rembarrés que par l’opposition d’une barrière interne (le recueillement). Les troubles d’origine interne (issus de la raison) ne peuvent être rembarrés que par une barrière externe (la contrainte de soi). Ces deux sortes d’émotions, même ceux qui sont avancés dans la science du Principe, en éprouvent occasionnellement les attaques, et doivent encore se prémunir contre elles ; combien plus ceux qui comme vous ont vécu longtemps sans connaître le Principe, et sont peu avancés.

— Hélas ! dit Nan-joung-tchou découragé, quand un paysan est tombé malade, il conte son mal à un autre, et se trouve, sinon guéri, du moins soulagé. Tandis que moi, chaque fois que je consulte sur le grand Principe, le mal qui tourmente mon coeur augmente, comme si j’avais pris un médicament contraire à mon mal. C’est trop fort pour moi. Veuillez me donner la recette pour faire durer ma vie ; je me contenterai de cela.

— Et vous croyez, dit Lao-tzeu, que cela se passe ainsi, de la main à la main ? Faire durer la vie, suppose bien des choses. Etes-vous capable de conserver votre intégrité physique, de ne pas la compromettre ? Saurez-vous toujours distinguer le favorable du funeste ? Saurez-vous vous arrêter, et vous abstenir, à la limite ? Pourrez-vous vous désintéresser d’autrui, pour vous concentrer en vous-même ? Arriverez-vous à garder votre esprit libre et recueilli ? Pourrez-vous revenir à l’état de votre première enfance ? Le nouveau-né vagit jour et nuit sans s’enrouer, tant sa nature neuve est solide. Il ne lâche plus ce qu’il a saisi, tant sa volonté est concentrée. Il regarde longuement sans cligner des yeux, rien ne l’émouvant. Il marche sans but et s’arrête sans motif, allant spontanément, sans réflexion. Être indifférent et suivre la nature, voilà la formule pour faire durer sa vie.

— Toute la formule ? demanda Nan-joung-tchou…

Lao-tzeu reprit :

— C’est là le commencement de la carrière du sur-homme, ce que j’appelle le dégel, la débâcle, après quoi la rivière commence à prendre son cours. Le sur-homme vit, comme les autres hommes, des fruits de la terre, des bienfaits du ciel. Mais il ne s’attache, ni à homme, ni à chose. Profit et perte le laissent également indifférent. Il ne se formalise de rien, ne se réjouit de rien. Il plane, concentré en lui-même. Voilà la formule pour faire durer sa vie.

— Toute la formule ? demanda Nan-joung-tchou…

Lao-tzeu reprit :

— J’ai dit qu’il fallait redevenir petit enfant. En se mouvant, en agissant, l’enfant n’a pas de but, pas d’intention. Son corps est indifférent comme un bois sec ; son coeur est inerte comme de la cendre éteinte. Pour lui, ni bonheur, ni malheur. Quel mal peuvent faire les hommes, à celui qui est au-dessus de ces deux grandes vicissitudes du destin ? L’homme logé si haut dans l’indifférence, voilà le sur-homme.

L’extrait ci-après montre aussi que le mouvement naturel est propre à chaque individu et par-delà les aspects moraux.

Yang-tchou dit :

— Quatre désirs agitent les hommes, au point de ne leur laisser aucun repos ; à savoir, le désir de la longévité, celui de la réputation, celui d’une dignité, celui de la richesse. Ceux qui ont obtenu ces choses, craignant qu’on ne les leur enlève, ont peur des morts, des vivants, des princes, des supplices. Ils tremblent toujours, en se demandant s’ils mourront ou s’ils vivront, parce qu’ils n’ont rien compris à la fatalité, et croient que les choses extérieures ont pouvoir sur eux, Il est au contraire des hommes, qui, s’en remettant au destin, ne se préoccupent pas de la durée de la vie ; qui dédaignent la réputation, les dignités, les richesses. Toujours satisfaits, ceux-là jouissent d’une paix incomparable, parce qu’ils ont compris que, tout étant régi par la fatalité, rien n’a pouvoir sur eux.

L’idéal taoïste, c’est l’exercice de l’agriculture dans l’obscurité, produisant ce qu’il faut pour vivre, pas davantage. Les anciens l’ont fort bien dit : l’amour cause une moitié des troubles des hommes, et le désir du bien-être cause le reste. L’adage des Tcheou, que les agriculteurs sont, dans leur condition, les plus heureux des hommes, est aussi fort juste. Ils travaillent depuis l’aube jusqu’à la nuit, fiers de leur endurance. Ils trouvent que rien n’est savoureux, comme leurs grossiers légumes. Leurs corps endurcis ne sentent pas la fatigue. Si on les obligeait à passer un jour seulement dans le luxe et la bonne chère des citadins, ils en tomberaient malades ; tandis qu’un noble ou un prince périrait, s’il devait vivre un jour en paysan. Les barbares, eux, trouvent que rien dans l’empire ne vaut ce qu’eux possèdent et aiment. La nature est satisfaite, quand elle a le nécessaire ; tous les besoins qui dépassent, sont superfétation, civilisation artificielle.

Jadis, dans la principauté Song, un campagnard absolument ignare des choses de la ville, avait passé l’hiver dans des guenilles à peine capables de le garantir de la gelée. Quand le printemps fut venu, il les ôta, pour se chauffer tout nu au soleil. Il trouva la chaleur si bonne, qu’il dit à sa femme : « on a peut-être oublié d’en offrir à notre prince ; si nous le faisions, nous obtiendrions peut-être une bonne récompense… » Un riche du pays lui dit alors : « jadis un paysan offrit du cresson à un prince. Celui-ci en ayant mangé, en fut fort incommodé. Le pauvre paysan fut moqué par les uns, grondé par les autres. Prends garde qu’il ne t’arrive mésaventure pareille, si tu apprends au prince à se chauffer nu au soleil. (Lie-Tzeu 7-N)»

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Accéder à la connaissance et à la maîtrise de son mouvement naturel, correspond à la formule socratique “connais-toi toi-même” qui se termine par “et tu connaîtras l’univers et les dieux”. Or connaître notre raison d’être ultime, c’est connaître ce pourquoi on se manifeste distinctement des autres êtres, c’est reconnaître en nous ce qui induit une harmonie entre nos mouvements intérieurs et tous ceux qui sont autres, c’est donc connaître notre fonction universelle, notre mission que O’Sensei appelle 使命 shimei.

“Ainsi que je l’ai déjà évoqué précédemment, cette voie doit éclaircir le chemin des dix mille choses de l’univers. Pour cela, il nous suffit de mener à bien notre mission. Ma mission consiste uniquement en la réalisation des techniques de purification. … Essentiellement, il s’agit de réaliser ce qu’est l’univers, et ce que l’on est soi-même. Avant toute chose, il faut s’Éveiller soi-même. En fait, se connaître soi-même, c’est connaître l’univers. (Takemusu Aïki, Editions du Cénacle, Vol. II, page 81, puis 82-83)”

Lorsque l’on avance dans son propre accomplissement spirituelle, vers l’accès à l’annihilation de sa conscience en la Conscience Universelle, on comprend que l’être individuel n’est en réalité qu’un véhicule transitoire donnant le moyen de devenir un pur acteur de l’harmonie universelle, que la tradition taoïste appelle Coopérateur Céleste. Tant que l’on reste dans le désir d’accomplir un acte dont le bénéfice ne vise rien d’autre que soi-même, il est impossible de saisir le sens de shimei. Or si l’on accède à son Ikigaï alors chacun de nos actes deviendra un acte s’accordant à la Cohésion Universelle.

Pour cela, il faut éclaircir le véritable sens de la théocratie et de la logique des dix mille choses et des dix mille vérités, et faire en sorte d’indiquer cela aux gens et les faire progresser. Cela est la mission et le rôle de l’aikido. Tous les hommes devraient, sur le Pont flottant du Ciel, devenir Ame-no-mi-naka-nushi[2], et se tenir debout. Il faut devenir le bouddha Amida et se tenir debout. Ainsi, en devenant soi-même la lumière, il faut purifier l’univers. (O’Sensei in “Takemusu Aïki”, Editions du Cénacle, Vol. I, page 155)

En s’entraînant à fondre le Ki du vide avec le ki du véritable vide au sein de la technique et de sa propre nature, réalisant la science au-delà de la technique, les techniques d’une variété miraculeuse se produisent. Le fait de cet entraînement, c’est l’aiki de Takemusu. En même temps, par cette méthode, on achève complètement la mission qui nous a été concédée en ce monde. (O’Sensei in “Takemusu Aïki”, Editions du Cénacle, Vol. III, page 155)

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  1. Miyako : vivre cent ans, vivre heureux !”, 360-Géo
  2. sous un certain aspect, c’est la Vertu du Principe

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