N°8 – Philippe – La Racine du Monde

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Il y a peu de temps, en faisant une recherche anodine sur les plus vieux arbres du monde, je suis tombé sur un article évoquant les arbres de type clonal. Comme leur nom l’indique, ces arbres se développent par colonage (ils sont tous génétiquement identiques), à partir d’une racine impérissable. C’est un immense groupe de peupliers faux-trembles dans l’Utah qui est estimé être le plus vieux du monde. Il est souvent avancé qu’ils sont âgés de 80 000 ans, mais cette datation reste hypothétique et non fondée scientifiquement. Cependant, les estimations autorisées oscillent entre quelques milliers d’années et un million d’années.

Cette découverte m’a rappelé une donnée traditionnelle d’Afrique occidentale qui rapporte que le premier être vivant était un arbuste souple. Cela m’a également renvoyé aux idéogrammes Fang et Yen de la tradition extrême-orientale. Comme je le rapporte dans mon ouvrage[1] lors de l’étude de l’expression Ame no uki-hashi signifiant le Pont Flottant du Ciel (qui peut être identifié à la limite entre le domaine manifeste et le domaine totalement inconditionné), Fang (qui se trace sous la forme d’un swastika) initie une série radicale désignant des arbustes, comprenant l’idéogramme Yen.

https://3.bp.blogspot.com/-I8u7c6UP9a0/VjMulocoHQI/AAAAAAAABsI/hEgsK0uoUl0/s640/Id%25C3%25A9ogrammeFang.png

https://1.bp.blogspot.com/-cjKNx6mtRo4/VjMulsfk_iI/AAAAAAAABsE/fHBwwyTCgU4/s640/Id%25C3%25A9ogrammeYen.png

Il n’y a donc pas de difficulté à reconnaître une connexion entre ce que rapportent ces deux traditions et ce que l’on observe dans le monde manifeste. Le principe existentielle que O’Sensei appelle l’Origine Unique[2], sorte de Racine Primordiale du monde à partir de laquelle les possibilités se déploient jusqu’à l’accomplissement de leur fin (c’est le sens exprimée par la graphie du swastika), se déclinant dans tous les degrés de l’existence, se retrouve donc dans le monde végétal. Cette relation étymologique de Yen et Fang, est une trace de la relation analogique qu’il est possible d’établir entre l’arbre et l’émergence, le déploiement, et la perpétuation[3] de la vie symbolisés par le swastika. Ceci renvoie aussi à l’association symbolique que l’on peut établir entre l’Arbre et l’Axe du Monde.

Le concept traditionnel d’Axe du Monde est un concept très subtil dont la compréhension ne peut être effective qu’à travers sa propre progression spirituelle. Il peut être important de rappeler que si la compréhension de certains concepts spirituels sont subordonnés à l’avancée dans sa transformation spirituelle en revanche la progression spirituelle n’est pas subordonnée à un état de compréhension intellectuelle. La transformation spirituelle est beaucoup plus qu’un processus intellectuel, c’est une science existentielle, impliquant tous les plans de l’être. C’est pour cela que les grades qui jalonnent la progression sur le chemin de la Voie de l’Aïki ou de toute voie spirituelle intégrale, ne sont pas subordonnés à une compréhension intellectuelle. Comme le souligne l’extrait ci-dessous, ce à quoi mène une voie de réalisation spirituelle intégrale est au-delà de la compréhension intellectuelle.

“La nature du Principe, la nature de l’Être, sont incompréhensibles et ineffables. Seul le limité peut se comprendre et s’exprimer. Le Principe agissant comme le pôle, comme l’axe, de l’universalité des êtres, disons de lui seulement qu’il est le pôle, qu’il est l’axe de l’évolution universelle, sans tenter ni de comprendre ni d’expliquer. (Tchoang-Tzeu 25-J)”

Voilà quelques autres commentaires complétant la réflexion sur la complexité de la réalisation spirituelle.

O’Sensei nous dit : “Les êtres humains nés du ventre naturel, s’ils veulent s’accomplir en tant qu’être humain, doivent travailler dans ce monde naturel avec suffisamment d’efforts. C’est en assimilant par eux-mêmes le mouvement du travail qu’ils doivent réaliser l’ascèse. Si nous achevons cela, nous progressons vers la naissance d’un monde supérieur dont nous assimilons l’énergie vitale. Si on achève cette assimilation, on entre alors dans le monde qui suit. En achevant le service du ki de ce monde, on progresse encore, et on voit le monde suivant. En assimilant le ki de ce monde là, on achève l’ascèse. On termine alors l’assimilation et on progresse derechef dans le monde suivant.

Le comportement que je vois ressemble à celui de n’importe quelle classe sociale. Cependant, je pense que si on assimile le Ki à l’intérieur du Grand Dieu qui est la racine de l’univers, en y pénétrant, c’est comme si l’esprit ne pouvait pas survivre.

C’est par la prière qu’on progresse pas à pas. C’est parce que c’est la prière qui façonne le monde. L’essentiel de la mission[4] qui nous a été confiée est l’édification du monde. Par le moyen de la prière, en vivant soi-même les épreuves du monde, on peut acquérir des capacités spirituelles prestigieuses. Moi-même, en ressentant ces capacités miraculeuses, baignant dans cette lumière, je baigne dans l’allégresse. (O’Sensei in “TakemusuAïki”, Vol. III, page 74-75, Editions du Cénacle)”

“« … La troisième partie de la symphonie, exprime les productions de la nature, le devenir des destinées. De là des effervescences suivies d’accalmies ; le murmure des grands bois, puis un silence mystérieux. Car c’est ainsi que les êtres sortent on ne sait d’où, et rentrent on ne sait où, par flots, par ondes. Le Sage seul peut comprendre cette harmonie, car lui seul comprend la nature et la destinée. Saisir les fils du devenir, avant l’être, alors qu’ils sont encore tendus sur le métier à tisser cosmique, voilà la joie céleste, qui se ressent mais ne peut s’exprimer. Elle consiste, comme l’a chanté Maître Yen, à entendre ce qui n’a pas encore de son, à voir ce qui n’a pas encore de forme, ce qui remplit le ciel et la terre, ce qui embrasse l’espace, le Principe, moteur de l’évolution cosmique. Ne le connaissant pas, vous êtes resté dans le vague. (Tchoang-Tzeu 14-C)”

“Aussi, l’esprit en tant qu’esprit et le corps en tant que corps doivent être mis en ordre. Après avoir ordonné l’esprit et le corps chacun progressera vers le ki, le flux, la douceur, la force  et leurs mondes. Puis mettre les frontières du ki , du flux, de la douceur et de la force correctement en ordre, et comprendre clairement par l’expérience, c’est ce qui s’appelle la conscience divine.

Devenir l’esprit et le corps de cet univers, et pratiquer la lumière de l’harmonie est ce que, maintenant, je nomme l’aikido. (O’Sensei in “TakemusuAïki”, Vol. I, page 140, Editions du Cénacle)”

“Vous dites, m’objecte-t-on, qu’il n’y a pas de distinctions. Passe pour les termes assez semblables ; mettons que la distinction entre ceux-là n’est qu’apparente. Mais les termes absolument opposés, ceux-là comment pouvez-vous les réduire à la simple unité ? Ainsi, comment concilier ces termes : origine de l’être, être sans origine, origine de l’être sans origine ; et ceux-ci : être et néant, être avant le néant, néant avant l’être. Ces termes s’excluent ; c’est oui ou non. — Je réponds : ces termes ne s’excluent, que si on les envisage comme existants. Antérieurement au devenir, dans l’unité du principe primordial, il n’y a pas d’opposition. Envisagés dans cette position, un poil n’est pas petit, une montagne n’est pas grande ; un mort-né n’est pas jeune, un centenaire n’est pas âgé. Le ciel, la terre, et moi, sommes du même âge. Tous les êtres, et moi, sommes un dans l’origine. Puisque tout est un objectivement et en réalité, pourquoi distinguer des entités par des mots, lesquels n’expriment que des appréhensions subjectives et imaginaires ? Si vous commencez à nommer et à compter, vous ne vous arrêterez plus, la série des vues subjectives étant infinie. — Avant le temps, tout était un, dans le principe fermé comme un pli scellé. Il n’y avait alors, en fait de termes, qu’un verbe général. Tout ce qui fut ajouté depuis, est subjectif, imaginaire. Telles, la différence entre la droite et la gauche, les distinctions, les oppositions, les devoirs. Autant d’êtres de raison, qu’on désigne par des mots, auxquels rien ne répond dans la réalité. Aussi le Sage étudie-t-il tout, dans le monde matériel et dans le monde des idées, mais sans se prononcer sur rien, pour ne pas ajouter une vue subjective de plus, à celles qui ont déjà été formulées. Il se tait recueilli, tandis que le vulgaire pérore, non pour la vérité, mais pour la montre, dit l’adage . — Que peut-on dire de l’être universel, sinon qu’il est ? Est-ce affirmer quelque chose, que de dire, l’être est ? Est-ce affirmer quelque chose, que de dire, l’humanité est humaine, la modestie est modeste, la bravoure est brave ? Ne sont-ce pas là des phrases vides qui ne signifient rien ?.. Si l’on pouvait distinguer dans le principe, et lui appliquer des attributs, il ne serait pas le principe universel. Savoir s’arrêter là où l’intelligence et la parole font défaut, voilà la sagesse. A quoi bon chercher des termes impossibles pour exprimer un être ineffable ? Celui qui comprend qu’il a tout en un, a conquis le trésor céleste, inépuisable, mais aussi inscrutable. Il a l’illumination compréhensive, qui éclaire l’ensemble sans faire paraître de détails. C’est cette lumière, supérieure à celle de dix soleils, que jadis Chounn vantait au vieux Yao. (Tchoang-Tzeu 2-E)”

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[1] “Comprendre l’Essence du Budo”, “Derrière la porte, le pont flottant du ciel”, page 77 et suivantes.

[2] Voir “Roi Dragon Magazine N°5 – Ichigen, l’Origine Unique”

[3] Voir “Roi Dragon Magazine N° 7 – Le sens de la vie”, le passage sur la relation de la Permanence et de la perpétuation.

[4] Voir  “Roi Dragon Magazine N° 7 – Ikigaï, se connaître soi-même”.

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