N°8 – Marc – L’Arbre

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Tout a été dit sur l’arbre…

Il y a dans mon village un étang, qui à une époque lointaine, alimentait la roue à aubes d’un moulin à farine et d’un moulin à scie. Ce plan d’eau est le prolongement d’un canal qui prend naissance dans la rivière des Mille-Îles et vient entourer de son bras liquide un lopin de terre que l’on nomme l’Île des moulins. Après les heures de gloire du pouvoir de l’eau, l’île-jardin est restée à l’abandon et sans demander la permission la nature est redevenue maîtresse des lieux. Habité par les arbres, cet îlot sauvage parsemé de ruines de pierres fut tout au long de mon enfance notre terrain de jeux privilégié. Les saules pleureurs, ces arbres mi-terriens, mi-marins jouaient les gardiens de ce havre mystérieux. Tels des soldats en treillis végétal, ils en interdisaient l’entrée. Cerbères plutôt sympathiques, les pieds dans l’eau et les bras tendus, ces saules paresseux semblaient s’étirer au soleil après le bain. Ils fermaient volontiers les yeux lorsque nous leur passions entre les racines afin de pénétrer dans le secret de leur monde émeraude.

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Le plus beau, le plus grand, le plus vieux était celui qui, tout près de l’écluse, le premier nous souhaitait la bienvenue.

Nous l’appelions Shiva la pieuvre car ses branches nous semblaient autant de bras voulant nous prendre. D’autres lui donnaient le nom de « l’ancêtre », il était là depuis si longtemps. De mon côté,  je préférais l’appeler « l’arbre mémoire », il en avait vu passer des gens de toutes conditions et entendu des histoires et des romances à ne plus finir.

Ses lourdes branches en effleurant le sol nous invitaient à grimper dans ses ramures pour s’y asseoir à califourchon et à rêver. En l’escaladant afin de se trouver une branche confortable, il n’était pas rare de se retrouver nez à nez avec des visiteurs, camouflés dans ses ramifications, venus lui confier quelques secrets inavouables ou des peines trop grosses à supporter.

Ce grand saule a été le lieu de rendez-vous de plusieurs générations, c’était notre médecin de campagne, une sorte de psychanalyste qui savait écouter. Et pour les rares personnes qui connaissaient le langage des arbres, ils le considéraient comme un philosophe. Il n’était pas l’arbre à palabre comme dans certaine culture, on ne discutait pas en groupe à son pied, on ne venait pas pour régler des litiges mais pour se confier à lui, se vider de ses peines ou pour partager ses joies. L’ancêtre puisait son énergie dans les profondeurs argileuses de l’île et jusque dans les assises minérales du village. Chacun repartait rempli d’une nouvelle force qui ne semblait jamais vouloir se tarir.

Quel âge pouvait-il avoir? Les plus anciens villageois nous disaient l’avoir toujours vu et nous assuraient que lorsqu’ils étaient enfants, déjà leurs parents racontaient des histoires à propos de cet arbre. Certains jours où le temps était calme et que l’eau du bassin se transformait en miroir, le saule se fabriquait un jumeau identique à un point où il était difficile de reconnaître le vrai du faux. Celui d’en haut se confondait à celui d’en bas dans une hallucinante perfection.

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« La Table d’émeraude », si complexe à déchiffrer, tout à coup devenait image et nous dévoilait ses arcanes. « Tout ce qui est en bas est comme tout ce qui est en haut et tout ce qui est en haut est comme tout ce qui est en bas pour le miracle d’une seule chose »…

Le souffle d’Hermes Trismégiste faisait vibrer l’arbre dans l’intimité de ses vieilles racines jusque dans ses ramifications les plus tendres. « Ses racines parlent aux démons, son tronc s’adresse aux hommes et ses rameaux côtoient les anges ».

Le vieux PhidimeTherrien, érudit de profession, qui avait l’âge honorable de quatre-vingt-seize ans et qui se connaissait en arbre aimait dire que le grand saule était une bibliothèque à lui seul. Il disait que son fut était l’édifice principal, que chaque branche était divisée en domaines, ses feuilles en autant de livres et naturellement ses racines constituaient les réserves d’incunables, de parchemins, de manuscrits, de tablettes d’argile et d’un gros stock de mémoire vive d’avant la naissance des écritures. Il disait aussi que si nous comprenions le langage des oiseaux[1], nous pourrions avoir accès à la bibliothèque.

–      Pourquoi croyez-vous qu’ils sont toujours en conférence, les oiseaux? Et pourquoi aussitôt perchés sur une branche, ils se mettent à réciter de la poésie ou à nous raconter des histoires?   A qui croyez-vous qu’ils parlent, les oiseaux répétait toujours PhidimeTherrien. Et vous croyez peut-être que c’est par hasard qu’ils font leurs nids dans les arbres? Les oiseaux.

Je n’ai pas connu personnellement PhidimeTherrien mais mon grand-père m’a rapporté l’avoir entendu dire que les pics-bois avaient été nommés pour vider la mémoire des arbres morts afin que jamais ne se perde ce qu’ils avaient emmagasiné de leur vivant. Ensuite les pics-bois transmettent l’information à des arbres plus jeune. C’est pourquoi disait-il, qu’il ne faut pas abattre les arbres morts car il faut beaucoup de temps pour transférer tout le savoir d’un arbre.

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On disait aussi dans mon village, que du temps de Phidime, lorsqu’on le cherchait, on le trouvait  assis adossé au saule, l’oreille collée sur son tronc. Les gens ont toujours cru qu’il y faisait sa sieste.

Je suis devenu artiste peintre et pendant des années j’ai dessiné et a peint ce grand saule en toutes saisons et à toute heure du jour. Un modèle de rêve. Il n’y a pas un matin où mon arbre se présentait de la même manière. Au printemps, sa tendre frondaison me remplissait de joie, de vert en vert il explosait dans des métamorphoses inouïes.  A l’été, le moindre vent dans ses cheveux le rendait ivre de bonheur. Tous les oiseaux y établissaient leur résidence et leur concert ininterrompu transformait l’île en opéra de Milan. L’automne venu, son langage montait en crescendo vers des hautes voltiges d’or et de bronze.  Et enfin à l’approche de l’hiver,  consentant à se dévêtir, il se dépouillait de ses habits pour se montrer nu, afin que je saisisse les subtilités de ses moindres rameaux. De son corps noueux, à ses longs bras lisses, jusqu’à ses plus secrètes ramifications.

Il n’arrêtait pas de me surprendre. J’ai la certitude qu’il me parlait mais moi comme un analphabète, je ne le comprenais pas. J’aurais voulu percer son mystère, comprendre son magnétisme, apprendre pourquoi tant de gens venaient le voir, s’assoir à son pied ou dans ses branches. Et surtout, pourquoi il pleurait, le saule. Pleurait-il de peine ou de joie? Ses larmes en tombant dans l’étang faisaient des cercles concentriques qui allaient s’échouer sur la berge opposée. Et les oiseaux chantaient.

Des années plus tard, un matin tôt, pendant que le soleil se battait avec les nuages, j’étais confortablement installé sur sa troisième branche et je contemplais sans réfléchir la surface tranquille du réservoir, pendant que des carpes petit-déjeunaient de patineurs et de libellules fraîches.

Ce spectacle banal en soit, m’a tout à coup transporté une dizaine d’années auparavant lorsqu’un  visiteur après avoir vu l’exposition où je présentais une série de dessins et de peintures ayant pour sujet le saule de l’île, s’est arrêté devant en dessins en noir et blanc montrant le grand saule en réflexion dans l’eau.  Dans le livre des commentaires placé à la sortie de la galerie. Il a écrit : « Heureux celui qui voit les nuages dans la rivière car il voit les poissons dans les arbres[2] ». C’était signé : Un sage chinois.

Combien de fois avais-je vu le double de mon saule dans le miroir mouvant, combien de fois avais-je vu les nuages se refléter dans l’eau de l’étang, combien de fois avais-je vu des carpes nager à la surface de l’onde. Toutes ces images étaient pour moi séparées. Il aura fallu que les années passent pour qu’un sage chinois les réunisse dans une même phrase et qu’éclate au grand jour ce que mon ami le saule voulait me dire. Que j’étais un homme heureux!

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[1] [ndlr] L’accès à la compréhension de la “langue des oiseaux” correspond à un état spirituel que l’on doit mettre en lien avec l’état adamique androgyne (Adam à la fois masculin et féminin, degré ontologique précédant celui où il sera déterminé sexuellement) dont il est question dans le passage de l’Ancien Testament suivant : “Il vivait en paix, car il y avait en ce temps-là, entre l’homme et tous les animaux, une parfaite union”.

On peut aussi l’associer à une faculté spirituelle qui permet d’entrer en communication avec le domaine où règne le Roi Pêcheur dans le Mythe du Graal. Il faut se rappeler que lorsque Perceval n’a pas encore pris pied dans le domaine spirituel, il ne peut pas même formuler “sa question”, ce qui est une métaphore pour signifier qu’en cet état l’être n’a pas la faculté d’interagir avec ce domaine.

René Guénon, dans “Symboles de la science sacrée”, souligne que dans le Qoran  (27-15.) la langue des oiseaux est associée à un état angélique : « Et Salomon fut l’héritier de David ; et il dit : O hommes ! nous avons été instruit du langage des oiseaux [‘ullimnamantiqat-tayri] et comblé de toutes choses… ».

Enfin dans les arts martiaux, le Kiaï silencieux, Kensei, est en étroite relation avec cette langue puisque, suivant la légende, il permet de tuer et ressusciter un oiseau (maîtrise de la vie et la mort).

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[2] [ndlr] Ce thème évoque le retournement des perceptions que l’on éprouve lors de l’entrée dans le domaine spirituel. Tant que l’oeil intérieur n’est pas ouvert on reçoit le monde phénoménal au fil des instants. Lorsqu’il est ouvert le monde phénoménal est vu être acté par la part de la Vertu Universelle qui se tient là où cause et fin se superposent.

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