N°9 – Marc – Le « Ma » ou la relation entre le « Beau » et le « Calme »

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Je suis éclaboussé par la lumière blanche de l’écran vide de mon ordinateur.

Dans un temps relativement court, des signes noirs viendront obscurcir l’espace encore vierge. Dix planeurs volent en rase-mottes au-dessus d’une multitude de symboles alignés pour la parade. Ils font du sur-place en silence dans l’attente de l’impulsion qui donnera le signal.

C’est le majeur de droite qui le premier, de son aille, a effleuré la touche.

Et la lettre M est apparue simultanément accompagnée du son feutré propre au clavier de l’ordinateur.

Tout est maintenant commencé. La première lettre est posée, là, au tout début d’un récit qui n’existe que dans l’invisible. La lettre M est toute seule.

Elle appelle ses frères et ses sœurs à venir la rejoindre.

Mais sans explication, les aéronefs reprennent leur envol, ils ont besoin de hauteur, de plus d’altitude. Le silence est de retour et dans cette ambiance de solitude, la lettre M aspire à des épousailles. Elle appelle le A et aussitôt, l’auriculaire gauche, frappe.

En haut de page on peut voir deux phonèmes discrets et un petit espace entre les deux. Le premier mot du récit est arrivé au monde, tout va démarrer.

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Ma…

Ma mère a élevé onze enfants, alors imaginez l’intendance et l’organisation pour ne pas basculer dans le chaos. Elle avait une voix et une manière bien à elle pour se faire comprendre. Dans les moments de désordres entre les enfants, elle élevait le ton et criait le prénom de celui pris en défaut. Ma mère qui avait tendance à se mêler dans ses onze prénoms, lorsqu’elle était en colère, avait trouvé la solution qui consistait à appeler les filles Charlotte et les garçons Charlot. Nous étions donc à la maison huit Charlot et trois Charlotte

On reconnaissait le Charlot qui nous correspondait à la nuance et au ton.

Aussitôt le prénom lancé, elle marquait une pause, un silence de quelques secondes afin de laisser le temps à l’enfant visé de décoder l’importance de l’intervention et de préparer sa réplique.

La remontrance qui suivait était le plus souvent dite à voix normale. C’est donc dans l’espace de vide que résidait l’importance de l’information.

Elle était passée maître dans l’art de maitriser les silences.

«L’utilité de l’argile dans la fabrication des pots, vient du creux laissé par son absence»  Cette pensée lumineuse n’est pas de ma mère, elle est de Lao-Tseu.

Mon père, lui, il était musicien et chanteur. Une basse profonde. Au bout de la grande table de la salle à manger, interminablement, il décryptait ses manuscrits et refaisait sans cesse ses phrasés musicaux.

Il mettait des mois à préparer un concert en fredonnant à voix basse.

Cette présence sonore faisait partie de notre quotidien. Parce qu’il était aussi directeur de chorale, il jouait le professeur de musique. On ne peut pas dire que c’était un fin pédagogue, mais avec le temps on en est venue à comprendre l’importance des pauses, des silences, des soupirs et des syncopes pour faire le rythme. «Pas de silence, pas de rythme, pas de rythme, pas de musique.» C’était un sacré musicien. Il n’a pas fait de nous des virtuoses, mais il nous a donné un certain sens du rythme.

C’est étonnant qu’avec le temps, on en arrive à bien séparer les choses et à ne garder que ce qui n’a pas eu lieu, ce qui n’a pas existé.

Les silences de ma mère et les soupirs de mon père.

Septembre 2014.

Il est face à son canevas, debout à une distance de deux mètres.

La toile blanche est en apparence vierge et lissée par le passage du gesso.

Les yeux mi-clos, le peintre observe le vide. Pour lui le temps ne fait pas partie de sa démarche. Il est là, maintenant. Il contemple plus qu’il ne regarde.

Il sait que sous cette couche de blanc plâtré, il y a la toile de coton. Alors apparaît l’enchevêtrement régulier de la chaîne et la trame. Il ferme les yeux pour se retrouver dans la filature où les moulins à tisser roulent à plein régime, il voit les bobines de fil blanc se dérouler et les femmes lancer les navettes dans un interminable va-et-vient. Les odeurs d’huile et de sueur font maintenant place à des parfums de champs de coton où les chants rythmés des cueilleurs leur font oublier le sang qui leur gicle des doigts.

Devant sa toile, il rend grâce à tous ceux et celles qui ont participé à l’avènement de son canevas.

Sa main porteuse est en suspension au-dessus du grand encrier. Il attend.

Il arrivera, sans qu’il ne le sache vraiment, que son bras se déploie afin que le pinceau aille se gorger du liquide noir de Chine et qu’un premier geste inaugure une œuvre, qui jusque-là, séjournait dans le néant.

Le premier trait a été posé d’une seule venue, sans repentir. Et c’est la pose.

L’artiste reprend une distance nécessaire pour apprécier le premier jet et c’est dans cet intervalle qu’il puisera les éléments nécessaires pour la suite.

Il ne sait pas où il va et c’est pour cette raison que tout va bien.

Le premier trait annonce et appelle le suivant et ainsi de suite. Le deuxième geste va, quant à lui, commencer à imposer un rythme. Les espaces de silence seront de plus courtes durées et les gestes de plus en plus affirmés. L’artiste respire et inspire, un trait pour un espace, un noir pour un blanc.

Un Nouveau Monde est en construction, un monde à partager aux autres.

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Le premier étonné par le résultat sera le peintre lui-même. La part de mystère contenue dans le tableau est concentrée dans les espaces de vide. C’est dans ces intervalles que le regardeur trouvera sa place. Naturellement c’est la représentation – abstraite ou figurative – qui la première lui parlera, mais inconsciemment il percevra quelque chose de plus important encore, quelque chose qu’il ne saura dire avec des mots. La décision d’acquérir un œuvre d’art n’est pas une petite affaire. C’est une partie de l’artiste que l’on amène dans sa vie, dans sa maison. C’est en quelque sorte un mariage d’amour, quelques fois de raison, mais un mariage qui souvent dure toute une vie. Qu’est-ce qu’il y a donc, au-delà des formes colorées, dans une toile, pour que des gens se trouvent soudainement pris de folie et dépensent plus que leur moyen.

C’est de cette part d’invisible dont il est question. Le Ma*.

Le «Ma» présent dans la toile est cet espace-temps qui relie les choses et leur donne leur sens. Dans l’oeuvre finie, c’est la somme des intervalles que l’artiste a su poser ça et là – telles les pierres blanches du petit Poucet – dans la forêt de lignes, de formes et de couleurs.

Il y aurait une véritable relation entre le beau et le calme?

* Ma (間) est un terme japonais qui signifie intervalleespaceduréedistance. Son kanji symbolise un soleil entouré par une porte. Ce terme est employé comme concept d’esthétique, il fait référence aux variations subjectives du vide (silence, espace, durée, etc.) qui relie deux objets, deux phénomènes séparés. Ce concept est décliné dans de nombreux arts : architecture, peinture, arts martiaux, art culinaire, théâtre, musique, etc.

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