Le Roi Dragon N°9 – L’Aïkido, un chemin plein de Mystères

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La Voie de l’Aïki, un chemin plein de Mystères

Nous pourrions penser que la Voie de l’Aïki est une simple activité physique ayant été inventée par un homme dans le but d’apprendre à se défendre. Sous un autre point de vue, on est parfois amené à considérer l’Aïkido comme une adaptation personnelle d’anciens arts martiaux japonais. Et sur un autre plan encore, nous supposons parfois que la pensée du Fondateur correspondrait à une philosophie personnelle adaptée librement du Shintoïsme.

Pourtant certaines paroles de O’Sensei permettent de se faire une première idée sur la façon dont on doit envisager l’Aïkido :

Tous mes élèves doivent se souvenir que je n’ai pas créé l’Aïkido. L’Aïki c’est la sagesse de Dieu[1] ; l’aïkido est la voie des lois qu’Il a créées.[2]

“Conformément à la production des îles par Izanagi et Izanami – divinité unique – , l’aïki a donné naissance à l’origine de l’esprit et à l’origine du corps de toutes les choses qui peuvent exister. En se fondant sur le noble furumai, et le coeur qui parachève, TakemusuAiki est né.[3]

“La grande divinité Saruta-hiko a possédé Sumeno-ômi-kami-no-mikoto, quant à moi, je me suis fait posséder par TakemusuAiki.[4]

Nous voyons que O’Sensei demande à ses propres élèves de ne pas perdre de vue la dimension supra-humaine de la Voie de l’Aïki, les exhortant, et par voie de conséquence exhortant tous les pratiquants, à ne pas succomber à une paresse intellectuelle qui nous pousserait à oublier la nature du terme du chemin sous prétexte qu’il nous est masqué pendant la plus grande partie de notre progression. En outre il réaffirme sans ambiguïté qu’il n’est pas l’auteur (au sens ordinaire du terme) de notre voie, ni d’aucun nouveau système de pensée. Il rappelle que notre voie est un chemin de même nature que celui qui a présidé à la manifestation des êtres tels que nous les voyons aujourd’hui.

“Il y a des gens qui disent qu’il suffit en ce monde de vénérer le fruit de la divinité de l’origine unique. Mais est-ce bien vrai ? Les huit cents myriades de divinités sont l’histoire de l’agissement du Grand Dieu. Si on ne connaît pas cette histoire, on ne comprend pas le Grand Dieu. L’aiki ne pourrait pas être mis en pratique sans l’histoire qui commence à l’époque des dieux.[5]

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Évidemment, nous sommes décontenancés par ce langage particulier dont la traduction en langue occidentale nous renvoie malgré nous à tous les discours sur l’antiquité gréco-romaine, alors que les propos du Fondateur font appels à des concepts de la pensée extrême-orientale et de la tradition shintoïste. Certains termes nous amènent aussi à classer le discours de O’Sensei dans le domaine du religieux tel que nous l’entendons à travers l’expérience que nous avons du catholicisme, qui est la doctrine la plus immédiatement accessible. Puis, dans un deuxième temps nous faisons la distinction entre le shintoïsme que nous voyons comme un système religieux animiste et polythéiste[6] et ce que nous avons l’habitude d’appeler les monothéismes. Nous adhérons alors assez rapidement à l’idée qu’il y aurait eu une sorte d’amélioration entre ces différents systèmes de représentation de l’existence au cours de la marche de l’histoire, considérant conséquemment que l’homme sortirait progressivement de l’ignorance et d’une vie archaïque et malheureuse pour cheminer vers le savoir dans une vie où il serait libre et heureux. Il faut se demander cependant si ces idées correspondent à toute la réalité. L’homme d’hier n’était-il pas lui aussi susceptible d’embrasser les considérations existentielles les plus subtiles ? L’homme d’hier était-il interdit d’accès au bonheur existentiel ? L’humanité d’hier n’était-elle pas elle aussi composée d’individus extrêmement hétérogènes vis-à-vis de l’instruction et de la compréhension de la place de l’homme dans l’univers ? Partout sur terre avant Galilée, les hommes croyaient-ils tous au géocentrisme ? L’homme d’hier ne disposait-il pas lui aussi de moyen d’action pour résorber les déséquilibres menaçant son état de santé ? La représentation existentielle et la possibilité de transformation spirituelle dont parlent les hommes d’hier n’étaient-elles qu’une croyance issue de leur ignorance ?

Il ne faut pas voir dans ce questionnement un dénigrement des évolutions techniques, une condamnation des extraordinaires dévoilements offerts par la science physique, un renoncement à la marche de l’humanité contemporaine et une adhésion à l’idée que l’hier serait mieux que l’aujourd’hui. Non, ce questionnement est simplement là pour nous permettre de ne pas rejeter trop facilement le langage mystérieux du Fondateur et d’essayer de comprendre ce qu’a été sa transformation existentielle et comment nous pourrions la vivre également ?

https://images-blogger-opensocial.googleusercontent.com/gadgets/proxy?url=http%3A%2F%2Fwww.aidoi.com%2Fgalerie%2Faikido%2Fphoto-video-aikido%2Fueshiba%2Fosensei095.jpg&container=blogger&gadget=a&rewriteMime=image%2F* En faisant une première lecture attentive des propos de O’Sensei, ont peut comprendre qu’il est en quelque sorte un intermédiaire entre un domaine qui transcenderait[7] notre monde et celui qui est restreint à ce que nous percevons par nos sens physiques. Ce statut particulier du Fondateur a fait suite à une transformation existentielle qui a été vécue du point de vue de son individualité comme une prise de possession par quelque chose qui dépassait celle-ci. En d’autres moments O’Sensei nous explique que ce processus est l’aboutissement d’un enseignement qui permet de réaliser un détachement :

“Les gens ordinaires ne voient pas la lumière parce que les choses les en empêchent. C’est l’attachement.[8]

“Chaque jour je m’entraîne à me détacher des choses, et ce faisant, j’ai vu mon propre corps de lumière.[9]

On peut mettre ces paroles d’O’Sensei en relation avec le verset 50 du Tao-Te-Kin :

A. Les hommes sortent dans la vie, et rentrent dans la mort.

B. Sur dix hommes, trois prolongent leur vie (par l’hygiène), trois hâtent leur mort (par leurs excès), trois compromettent leur vie par l’attache qu’ils y ont, (un seul sur dix conserve sa vie jusqu’au terme, parce qu’il en est détaché).

C. Celui qui est détaché de sa vie, ne se détourne pas pour éviter la rencontre d’un rhinocéros ou d’un tigre ; il se jette dans la mêlée sans cuirasse et sans armes ; et cela sans éprouver aucun mal ; car il est à l’épreuve de la corne du rhinocéros, des griffes du tigre, des armes des combattants. Pourquoi cela ? Parce que, extériorisé par son indifférence, il ne donne pas prise à la mort.

Il est important ensuite de ne pas perdre de vue ce que disent toutes les traditions de l’Unité et ce que souligne constamment O’Sensei, que le processus de transformation spirituelle est une science.

“En s’entraînant à fondre le Ki du vide avec le ki du véritable vide au sein de la technique et de sa propre nature, réalisant la science au-delà de la technique, les techniques d’une variété miraculeuse se produisent. Le fait de cet entraînement, c’est l’aiki de Takemusu.[10]

“Il est donc nécessaire de connaître l’histoire depuis l’époque des dieux. La danse sacrée que le Grand Dieu de l’origine unique a fait naître est l’apparition des dieux. Ceci est une grande science. Toute la conduite de la vie humaine se fait selon cette science.[11]

Ce n’est pas une science restreinte au seul domaine physique, c’est une science Existentielle ayant pour fonction de mener l’homme à sa dimension ultime. L’Aïkido est cette science “hyper-humaine” parfaitement adaptée à la tempérance et aux hommes de notre époque qui, en vertu de sa dimension transcendante, procède d’une origine atemporelle :

L’aikidô est la science de l’esprit (âme). La science de l’esprit a commencé par la création des îles et la création des dieux, debout sur le Pont Flottant du Ciel. Cela se réalise par la merveilleuse action du kototama. Aussi, l’aikidô n’est-il pas un budô inventé par l’homme, il était déjà réalisé avant que l’univers ne le soit.[12]

Cette origine pré-manifeste[13] est une donnée d’une grande importance parce qu’elle souligne la nature intégrale de cette voie de transformation spirituelle. Par “intégrale” nous voulons dire qu’elle permet, pour les personnes dont la nature intrinsèque l’autorise, d’accéder aux plus hauts degrés de réalisation spirituelle, et notamment à l’état totalement inconditionné, l’Union parfaite au Tao. Il n’y a là aucune injustice à se dire que tout le monde n’accédera pas à ces plus hauts états. Si l’on se tourne vers de domaine artistique, on ne voit aucune injustice à ce que seules quelques personnes exceptionnelles puissent accéder à l’état permettant d’exprimer la beauté pure.

Il est difficile, pour nous qui baignons dans un monde profondément technologique, de saisir ce que peut signifier un domaine pré-manifeste. Pourtant ce concept explicité notamment dans les traditions extrême-orientale[14] et orientale[15] se retrouve dans d’autres doctrines de l’unité, notamment celles de peuples que nous avons longtemps considérés comme sauvages, par exemple les Africains occidentaux :

« Les Dogon conçoivent un état du monde préexistant à la création et au Créateur lui-même, un état néant où la matière n’en est pas même encore réduite à sa plus simple expression qui sera un centre ou ; mieux encore, un point de départ un lieu géométrique destiné à se transformer en particule infinitésimale. »… « A ce premier état en succède un autre : le point central, résultat en quelque sorte du mouvement périphérique est, ou devient, le dieu créateur Amma. C’est dire que ce dernier est l’un des moments de la formation du monde et non le départ ou la cause première. » Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, La conception du monde et de la matière au Soudan, Atomes, Février 1950

Il convient, également, de définir ce que l’on entend par la transformation spirituelle. Parce qu’aujourd’hui on associe la spiritualité dans le meilleur des cas à un processus de compréhension intellectuel, dans le pire des cas à l’appartenance aveugle à un système de croyances. Sans rentrer dans des détails trop complexes, on peut dire que la transformation spirituelle permet, par un enseignement impliquant la totalité des modalités constitutives de l’être, une modification de son degré de participation à l’ordonnancement universel et une modification de sa conscience d’être. L’être ne vit plus de la même façon dans le temps et les lieux, non pas que l’intellect analyse mieux les données physiques qu’il reçoit, mais que son positionnement pré et post-manifeste lui donne la faculté de “saisir les fils du devenir, avant l’être, alors qu’ils sont encore tendus sur le métier à tisser cosmique[16]”. Peter Goullart parle de cet état dans son ouvrage « Le monastère de la montagne de jade ».

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Il nous faut parler également de la conformité structurelle et essentielle de l’Aïkido avec les voies d’autres traditions menant à la transformation spirituelle. Pour qu’une voie soit efficiente sur ce plan, elle doit être détentrice d’un lien (O’Sensei l’appelle “le cordon du lien de l’Âme”) permettant la mise en relation des âmes individuelles avec l’Âme du Monde, le Fondateur l’appelle le “Ki Universel”. Elle doit aussi être détentrice des moyens de perpétuer la présence et la qualité de ce lien au cours du temps. Pour simplifier, on peut dire qu’il existe deux modes de possession et d’entretien de ce lien : par son enchâssement dans un autel sacré et sa préservation par des rites appropriés (sacrifices, libations, prières, …) ; ou par son enchâssement dans la structure psychique d’un individu et sa transmission par métempsychose agnatique ou utérine ou transmission spirituelle pure entre l’ancien Gardien de la voie et le nouveau récipiendaire.

Enfin, la pensée du Fondateur de l’Aïkido relève directement de son état de réalisation spirituelle, si bien qu’elle s’avère en parfaite conformité avec toutes les doctrines de l’Unité qui sont des expressions synthétiques d’une Réalité manifeste et supra-manifeste. Cette conformité rigoureuse et exemplaire, est une preuve de son union effective avec le domaine inconditionné. Les très nombreux et très variés “Agissement Merveilleux”[17] qui ont accompagné son parcours spirituel, parfaitement similaires à ceux que l’on retrouve chez tous les êtres spirituellement transformés, apportent, s’il en est besoin, des preuves supplémentaires. On réduit souvent la pensée de O’Sensei au Shintoïste, mais il faudrait plutôt dire que O’Sensei utilisait “par commodité” le symbolisme du Shintoïsme pour exprimer l’incommensurable complexité existentielle qu’il expérimentait par sa station spirituelle. Cette participation (Union) directe avec le domaine pré et post-manifeste est ce qui lui confère une Autorité Spirituelle Universelle.


  1. Le mot “Dieu” a très certainement été utilisé par les auteurs pour la traduction de l’expression O’Kami.
  2. MoriheiUeshiba, “Dans le cercle du Maître”, Budo Editions, page 174
  3. MoriheiUeshiba, “TakemusuAïki” Vol III, page 62
  4. MoriheiUeshiba, “TakemusuAïki” Vol III, page 78
  5. MoriheiUeshiba, “TakemusuAïki” Vol II, page 105
  6. Nous montrerons en d’autres moments que le Shintoïsme, au même titre que toutes les traditions de la terre, est une doctrine de l’Unité, affirmant que la Multitude procède d’un Principe Unique.
  7. Voir notre étude Du dépassement de soi et de la transcendance dans ce numéro du Roi Dragon Magazine.
  8. MoriheiUeshiba, “TakemusuAïki”, Vol III, page 54
  9. MoriheiUeshiba, “TakemusuAïki”, Vol I, page 150
  10. MoriheiUeshiba, “TakemusuAïki”, Vol III, page 78
  11. MoriheiUeshiba, “TakemusuAïki”, Vol II, page 109
  12. MoriheiUeshiba, “TakemusuAïki”, Vol II, page 99
  13. En fait pour être rigoureux il faut dire que cette “Origine” est à la fois pré et post-manifeste.
  14. Il est un être d’origine inconnue, qui exista avant le ciel et la terre, imperceptible et indéfini, unique et immuable, omniprésent et inaltérable, la mère de tout ce qui est.” Tao-Te-King, 25, “Les Pères du Système Taoiste”
  15. Une autre catégorie de chercheurs dont le degré est encore plus élevé est celui des Pôles (Qutb) qui, en raison de leur immense pouvoir spirituel, ont transcendé toutes les limites de la pluralité des actes, des noms et des attributs. Ils sont parvenus au plan de l’Absolu et sont enivrés par le vin de l’épiphanie de l’essence divine. Pour atteindre un tel degré, il faut dépasser la dualité et atteindre l’étape de l’annihilation et de la surexistence en Dieu. C’est-à-dire qu’en un instant, le tonneau de vin — symbole de la multiplicité —, la taverne — étape de la connaissance des noms et des déterminations —, l’échanson — l’essence divine Se manifestant —, et le buveur de vin — la raison —, tous sont absorbés en eux; ils deviennent ivres de la pré-étemité et de la post-éternité.”, “La Roseraie du Mystère”, page 189
  16. Tchoang-Tzeu, 14-C, “Les Pères du Système Taoiste
  17. Voir par exemple le témoignage de Terry Dobson que j’ai donné à la fin de l’article du “Le Roi Dragon N°6 – De la part intérieure à la Main Sabre (Te katana)

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