Le Roi Dragon N°22 – O’Sensei éternellement vivant dans le monde Spirituel

Nous Aïkidoka, sous le patronage de O’Sensei, sommes engagés dans la voie de l’Aïki, une Voie dont chacun est libre de choisir les perspectives qu’il fixe à travers sa pratique.

Certains l’utiliseront comme une simple activité physique, d’autre comme un moyen de défense, d’autres encore y verront une discipline permettant de canaliser leur énergie. Parfois l’Aïkido sera pris comme un moyen “d’accomplissement personnel”, d’autre fois comme un art guerrier, ou encore comme une voie de réalisation spirituelle, de transformation existentielle.

Cependant si nous l’envisageons et l’acceptons dans sa pleine finalité, telle qu’elle est définie par O’Sensei, c’est-à-dire comme la “boussole” nous permettant de cheminer vers l’acquisition de l’état Takemusu Aïki, alors nous ne pouvons plus formuler les grandes étapes de l’existence avec les termes que nous utilisons dans la vie quotidienne.

Comme j’ai essayé de le montrer dans mon ouvrage “La Voie de l’Aïki”, partout où des peuples vivent une doctrine de l’unité, des voies de transformation spirituelle sont offertes aux hommes pour qu’ils puissent modifier leur état de participation à l’Existence Universelle de manière à s’y Unir Totalement. Cette modification se fait par étapes successives et vise un état que la tradition Extrême-Orientale nomme “Coopérateur Céleste” qui est un synonyme de Takemusu Aïki.

Les idéogrammes constituant Takemusu, portent des significations métaphysiques importantes. On y trouve la notion d’activité établissant la paix (idéogramme à gauche) et d’enfantement céleste (idéogramme à droite). Cet enfantement doit être vu à la fois comme une descente (théophanie) d’une manifestation d’un attribut Céleste à travers un homme transformé et comme l’identification d’un homme ayant vécu l’éveil avec une puissance spirituelle. Comme nous allons le souligner dans l’autre étude de ce numéro (Identification entre les grades et les Générations des Kami du Koji-ki) ce qui est identifié à une nature Céleste, porte les attributs de l’immutabilité, de l’éternité et de l’ubiquité. Dans la pensée traditionnelle l’Existence Universelle est vue comme réunissant à la fois ce qui est de toute éternité (et de toute localité) et ce qui est de l’ordre de la manifestation transitoire. Du point de vue d’un être individuel impliqué dans la Manifestation, cette dernière est envisageable comme un degré où ce qui est Céleste est séparé de ce qui est terrestre et où ce qui se meut (les dix-mille êtres, tous les êtres de tous les temps, de tous les lieux) réalise la jonction entre le Terrestre et le Céleste. Ce qui est par-delà le couple Céleste/terrestre (la tradition Extrême-Orientale parle de l’Entre-deux du Ciel et de la Terre) est un degré précédent le moment où s’est opérée cette distinction. Nous sommes dans un avant/après le Temps, une sorte de Pré-Éternité pour employer une terminologie Soufie qui doit être vue comme une totalisation Temporelle, Ce qui contient tous les temps et Ce qui est avant le Début des Temps et un après la Fin des Temps.

« Alors en cassant notre petite coquille, on peut déposer le vaste univers (la vie divine) dans le ventre. Par conséquent, on comprend que le présent contient le passé très ancien, et dans le passé très ancien réside le présent, mais aussi, que dans le futur, il y a le présent, et dans le présent, le futur.[1] »

« Quoique takemusu aiki consiste à absorber l’histoire de l’âge des dieux en son corps pour en faire sa propre chair, il faut également s’imprégner du temps et de l’espace.[2] »

« Le passé et le futur se trouvent ici et maintenant, dans le présent… À chacune de vos inspirations inhalez tous les êtres humains, chaque objet.[3] »

Comme le laissent entendre ces paroles de Ô-Sensei, cheminer vers l’état Takemusu-Aïki est une opération d’intégration progressive de la Totalité Universelle, ou plus exactement elle consiste à fondre notre être dans la Totalité Universelle et participer, lors de la phase où l’on se manifeste en tant qu’entité individuelle, à ce qui est non limité et ne se finit jamais. La terminaison de la manifestation corporelle n’est plus alors qu’une simple étape avant de vivre définitivement d’une autre manière (autre manière qui peut commencer concomitamment avec sa manifestation individuelle), d’une manière non limitée à ses possibilités corporelles, d’une manière où son énergie dépasse son ki individuel, où la conscience dépasse la conscience individuelle.

“La femme de Tchoang-tzeu étant morte, Hoei-tzeu alla la pleurer, selon l’usage. Il trouva Tchoang-tzeu accroupi, chantant, et battant la mesure sur une écuelle, qu’il tenait entre ses jambes. Choqué, Hoei-tzeu lui dit :

— Que vous ne pleuriez pas la mort de celle qui fut la compagne de votre vie et qui vous donna des fils, c’est déjà bien singulier ; mais que, devant son cadavre, vous chantiez en tambourinant, ça c’est par trop fort.

— Du tout ! dit Tchoang-tzeu. Au moment de sa mort, je fus un instant affecté. Puis, réfléchissant sur l’événement, je compris qu’il n’y avait pas lieu. Il fut un temps, où cet être n’était pas né, n’avait pas de corps organisé, n’avait même pas un lieu de matière ténue, mais était contenu indistinct dans la grande masse. Un tour de cette masse lui donna sa matière ténue qui devint un corps organisé, lequel s’anima et naquit. Un autre tour de la masse, et le voilà mort. Les phases de mort et de vie s’enchaînent, comme les périodes des quatre saisons. Celle qui fut ma femme dort maintenant dans le grand dortoir (l’entre-deux du ciel et de la terre), en attendant sa transformation ultérieure. Si je la pleurais, j’aurais l’air de ne rien savoir du destin (de la loi universelle et inéluctable des transformations). Or comme j’en sais quelque chose, je ne la pleure pas[4].”

Ne pleurons donc pas la date du 26 Avril 1969 où Ô-Sensei s’est installé définitivement dans le domaine Spirituel. Soyons heureux qu’il ait achevé sa mission terrestre et nous ai donné une Voie nous donnant l’opportunité de nous transformer également.

Pendant les deux dernières semaines de sa vie, lorsque je prenais ma garde au chevet de Ô-Sensei, je voyais le visage familier, barré d’une barbe clairsemée et blanche, s’amenuiser de jour en jour. Je ressentais une peine plus grande que ce que j’avais pu connaître auparavant tandis que les nombreux souvenirs de la force presque surnaturelle de O-Sensei submergeaient mon coeur. Bien que le corps de O-Sensei s’affaiblissait de jour en jour, son esprit restait vif et ses yeux avaient la clarté et l’innocence des yeux d’un enfant. O-Sensei ne parlait presque plus, mais la communication était très forte et il pensait toujours à l’Aïkido.

Deux jours avant sa mort, O-Sensei redressa son corps frêle pour se mettre en position assise, regarda ses élèves qui s’étaient réunis autour de lui et dit : “Vous ne devez pas vous inquiéter de ce vieil homme. Toute vie physique a ses limites. C’est dans l’ordre de la nature que l’être change, mais l’esprit ne mourra jamais. Bientôt je rejoindrai le monde spirituel; mais je veux continuer à protéger ce monde. C’est maintenant votre devoir.” Il rentra dans une profonde méditation et après un moment il ajouta. “Tous mes élèves doivent se souvenir que je n’ai pas créé l’Aïkido. L’Aïkido c’est la sagesse de Dieu, l’Aïkido est la voie des lois qu’Il a créés.[5]

  1. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol. II, page 101
  2. Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol. II, page 63.
  3. Aïkido : Enseignements secrets, John Stevens, page 160.
  4. Tchoang-Tzeu 18-B, Les Pères du Système Taoïste, Léon Wieger, Les Humanités d’Extrême-Orient, Cathasia, série culturelle des Hautes Études de Tien-Tsin, LES BELLES LETTRES, Paris, 1950
  5. Mitsugi Saotome, Dans le Cercle du Maître, Budo Editions, pages 173-174

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