Le Roi Dragon N°23 – Croyance et Spiritualité

On dit souvent d’O’Sensei qu’il était une personne croyante entendant par là qu’il adhérait, comme beaucoup d’individus de son époque et de son pays, à un système de pensées formalisé dans une doctrine figée issue des temps où les hommes ne disposaient pas de la science moderne pour comprendre pleinement le monde. On pense généralement que son état ne différait que très peu de celui de l’individu ordinaire et que les exploits qu’on lui attribuait étaient très largement amplifiés et souvent surestimés et fortement enjolivés par ses élèves complaisants (pourtant, voir à ce propos l’expérience de Terry Dobson en annexe de cet article). Ces perceptions, ses pensées et ses actes n’auraient été induits que par une représentation hypothétique de l’existence.

Aujourd’hui où nous baignons dans une organisation sociale au sein de laquelle la célérité de la vie quotidienne rend difficile l’appréhension de la complexe danse harmonique des constituantes pondérables et non pondérables du vivant, aujourd’hui où la technologie a pénétré notre manière d’être et notre intelligibilité beaucoup plus profondément qu’on ne le soupçonne, il nous est devenu quasi impossible d’imaginer que l’on puisse accéder à l’entendement de la cohésion universelle par d’autres moyens que l’exploration de la face matérielle du monde. Même la réalité du domaine décrit par les théories de la relativité restreinte et de la relativité générale d’Albert Einstein est totalement disjointe de notre représentation du monde alors qu’elle devrait constamment nous questionner sur notre paresse intellectuelle à vouloir rester attaché aux schémas conceptuels mécanistes de l’existence. De la même façon notre éducation devenue quasiment exclusivement intellectuelle, ne nous permet plus d’envisager qu’il puisse exister un enseignement offrant à l’individu la possibilité de modifier son état de conscience, de modifier la qualité du ki individuel pour le fondre dans un ki et une conscience universelle.

Ayant perdu de vue toute perspective de changement d’état existentiel et d’expérience supra-individuelle chez l’humain, tout ce qui touche à la spiritualité (dans son plein exercice traditionnel) est devenu très confus, voire à l’opposé de ce qu’elle est en réalité. Pensant l’homme réduit à sa seule conscience distinctive, à son seul ki individuel à sa seule enveloppe corporelle physique, la spiritualité est envisagée comme un processus purement intellectuel, une simple croyance un exercice de réflexion médiate dont la fonction principale serait de réguler sa peur de la mort et d’apporter un relatif réconfort vis-à-vis des souffrances humaines.

Pourtant, comme j’ai essayé de le montrer dans mon ouvrage “La Voie de l’Aïki” en m’appuyant sur les paroles de sages Sioux, Taoïste, Soufis et Africain, la spiritualité ne se réduit pas à un processus exclusivement cognitif. Elle est un enseignement agissant dans toute la structure de l’individu et menant à une expérience intégrale, fulgurante faudrait-il dire, ouvrant l’être à un devenir insoupçonné. Lorsque cette expérience retentit dans l’être, celui-ci perd une partie de son état de croyant et entre dans une connaissance de plus en plus intime avec une réalité embrassant des domaines bien plus vastes que ceux perçus par les sens physiques, dans une conscience non limitée à la conscience distinctive individuelle et dans une participation existentielle non limitée à sa propre corporéité.

Voilà comment le Fondateur exprime cette réalité :

Aussi, l’esprit en tant qu’esprit et le corps en tant que corps doivent être mis en ordre. Après avoir ordonné l’esprit et le corps, chacun progressera vers le ki, le flux, la douceur, la force et leurs mondes. Puis mettre les frontières du ki, du flux, de la douceur et de la force correctement en ordre, et comprendre clairement par l’expérience, c’est ce qui s’appelle la conscience divine.

Cette puissance vertueuse, l’extrême vérité de ce monde, l’extrême bienfait, l’extrême sagesse, l’extrême puissance vertueuse scintillent de façon sacrée ; le fait de ne faire qu’un avec soi-même doit être regardé comme éminemment bénéfique. Cela ne peut être exprimé avec des mots. Il n’y a pas de mots pour exprimer le vrai, le bon et le beau. En ce monde, la gloire de l’extrême vérité et de l’extrême bienfait de l’être humain s’accomplissant, on peut faire l’expérience de cet état supérieur dans le monde humain. Jour après jour, il faut regarder comme hautement bénéfique de ne pas créer de séparations au coeur de l’allégresse des dix mille choses réunies.

Cette entrée dans l’Union avec la conscience Universelle ne se fait pas en une seule étape. Une succession de changements semblent intervenir. Sous le point de vue de la connaissance, on pourrait dire que l’être en chemin part du statut de croyant pour atteindre l’état de l’être connaissant l’Union à la Conscience Universelle, en passant par un état intermédiaire où il n’est pas encore totalement Uni, mais où il a déjà fait l’expérience de liens intimes avec certains domaines appartenant à la régence Universelle.

On peut discriminer ces différents états de la façon suivante :

  • état ordinaire sans savoir théorique traditionnel,
  • état du croyant instruit et ayant une fervente fois dans les éléments théoriques de la doctrine de l’unité,
  • état de l’être pratiquant les techniques d’un art traditionnel et ayant connus les premières expériences spirituelles,
  • état de l’être uni à la Conscience Universelle

Les trois derniers états ont été associés par les soufis avec trois degrés de certitude :

  • ‘Ilm al-yaqîn, la certitude théorique (CII, 5)
  • Ayn al-yaqîn, la certitude intuitive (CII, 7)
  • Haqq al-yaqîn, la certitude existentielle (LVI, 95)

L’état de foi dans la possibilité de transformation de l’humain est le point de départ qui couplé avec la pratique d’une science des états d’être, permet de franchir la première étape amenant aux expériences spirituelles initiales. Voilà comment O’Sensei exprime cette nécessité :

Pour l’amour, il faut aimer. Pour la foi, il faut être croyant. Pour cela, il faut une foi fervente et obtenir la lumière de la foi, c’est-à-dire la sagesse divine. Sans une foi où sont réunies ferveur et lumière, on ne peut accomplir son devoir d’être humain et il n’y a aucun intérêt à apprendre le takemusu aiki.

Takemusu Aïki, est l’enseignement dispensé par la pratique et le perfectionnement des techniques de notre voie. Pour être rigoureux Takemusu Aïki est plus exactement l’état visé par la transformation existentielle que peut produire la pratique des techniquess.[1] dans le respect du cadre traditionnel de notre voie. Ce cadre traditionnel est l’adoption de la manière d’être adéquate qui assure le lien du ki individuel de chaque pratiquant avec le ki Universel avec lequel O’Sensei s’est totalement identifié. Ce lien est maintenu accessible aux pratiquants par l’institution des DoShu. Il est impossible dans le cadre de cet article de développer cet aspect de cette institution traditionnelle. Disons simplement que la faculté d’empathie des êtres vivants est le vecteur par lequel les êtres peuvent lier mutuellement leur ki (pour leur bien ou leur malheur suivant la qualité du ki auquel on se lie). La nature et la qualité de l’empathie avec les Doshus sont ce qui va mettre ou non en lien un pratiquant avec le Ki de ceux-ci, qui sont eux-mêmes en lien avec celui du Fondateur, lui-même en Totale Union avec le Ki et la Conscience Universel

En conservant cette vie transcendante dans la matrice du ventre, l’univers conservant de même tout dans la matrice du ventre, on devient l’univers. En fait, on devient un avec l’univers. Autrement dit, on est un avec Takaamahara.

Tout à coup, je m’aperçus que tous les êtres de l’univers, du plus bas au plus haut degré, matériels et spirituels, étaient devenus comme le vin. Moi, je les bus en une gorgée[2], m’anéantis complètement et devins néant. Ensuite, je pris conscience que la Réalité unique existant en toutes choses, c’était moi, que tout ce qui existait, c’était moi, et qu’il n’y avait rien d’autre que moi-même. L’univers entier subsistait en moi, et tout était manifesté par ma manifestation.[3]

Tu as de l’amour pour tout ce qui a été placé sur cette terre. Ce n’est pas l’amour de la mère pour son enfant, ou celui de l’enfant pour sa mère, mais un amour plus grand, qui englobe la terre entière. Tu n’es qu’un être humain, effrayé, sanglotant sous cette couverture, mais il existe en toi un espace immense à remplir de cet amour. La nature entière peut y entrer. […] Parfois, je me sens comme le premier être vivant d’une de nos légendes indiennes. C’était un géant fait de la terre et de l’eau, de la lune et des vents. Ses cheveux étaient des arbres, une forêt entière. Un vaste lac lui tenait lieu d’estomac et une cascade jaillissait de son entrejambe. Je me sentais semblable à ce géant. Tout de la nature est en moi, et un peu de moi est dans toute la nature.[4]

Annexe

“Je vins à l’aïkido après avoir étudié le judo et le karaté dans la Marine, aussi lorsque je pensais aux arts martiaux était-ce en termes de force et de vitesse. Au début, le travail de Ô-Sensei ne faisait naître en moi qu’un scepticisme railleur.

Mais, ensuite, j’attaquais Ô-Sensei à un endroit, et, l’instant d’après je retrouvais Ô-Sensei à un autre endroit. Je ne pouvais croire ce que je ressentais et ce que je voyais dans le dojo d’aïkido de Ô-Sensei. Mais, je n’avais jamais eu l’occasion d’affronter Ô-Sensei personnellement.

Ô-Sensei faisait des démonstrations bizarres pour lesquelles il demandait aux élèves de pousser sur le côté d’un bokken qu’il tenait devant lui. Cela semblait irréel. Je devins de plus en plus sceptique devant cette démonstration, car Ô-Sensei faisait toujours appel à des élèves autres que moi pour pousser le bokken. Je commençais à penser que ces derniers acceptaient de prendre part à une énorme supercherie mise en scène par Ô-Sensei pour les spectateurs présents.

Un jour je participais à une démonstration. Cette fois-là dès que Ô-Sensei commença la démonstration avec le bokken, je me précipitais debout avec les autres élèves. Trois élèves poussaient déjà le bokken tenu par Ô-Sensei. Lorsque je pris contact avec le bokken, j’étais certain de le bouger ou qu’il cède un petit peu. Mais bien que je claquais violemment le bokken; rien ne céda, rien ne recula, pas même un petit peu. Il y eut moins de mouvement que lorsque vous poussez un mur. C’était comme de frapper sur de l’acier. Comment Ô-Sensei s’y prenait-il, jamais je ne le sus. Je me souviens encore de ce que je ressentis ce jour-là – l’une de mes plus grandes surprises de ma vie. Ce que je sais, c’est que toute l’expérience que j’ai des choses de la vie en tant qu’être humain ne peut m’aider à expliquer cette expérience. (Terry Dobson, “Dans le cercle du Maître”, Budo Editions, pages 39-40)

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  1. La tradition d’Afrique occidentale exprime la consubstantialité de la technique et de la spiritualité de cette façon : « Comme avait fait le Nommo lors de la première divulgation, il octroyait son verbe au travers d’une technique, afin qu’il fût à la portée des hommes. Il montrait ainsi l’identité des gestes matériels et des forces spirituelles ou plutôt la nécessité de leur coopération », Marcel Griaule, Dieu d’Eau, Entretiens avec Ogotemmêli, page 32, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1975.
  2. « Par la respiration, en respirant, on absorbe le ki du vide, le ki de la Terre et le ki de tous les êtres vivants qui se lient ainsi au sein de la nature et de la technique. », Morihei Ueshiba, Takemusu Aïki, Vol III, page 79
  3. La Roseraie du Mystère, Cheikh Mohammad ibn Yahiâ ibn al-Jillanî al-Lahîjî, page 190
  4. De Mémoire Indienne, Lame Deer & Richard Erdoes, page 192

 

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