Le Roi Dragon N°24 – L’Aïkido une « Partition » Universelle

Lors du stage avec le Dojo-Cho ce week-end, un aïkidoka ayant pratiqué de nombreux arts martiaux me confiait : Je ne soupçonnais pas l’incroyable subtilité de l’Aïkido.

Le Dojo-Cho, Mitsuteru Ueshiba

Ces paroles ont fait résonances avec les propos tenus un mois plus tôt par Christian Tissier Shihan qui rapportait qu’une aïkidokate professeur de danse contemporaine percevait avec une très grande acuité les évolutions de sa propre pratique (de Christian Tissier Sensei).


Beach Birds de Merce Cunningham

Il faisait en même temps le constat que la danse requiert un contrôle de son propre corps bien plus poussé que ce qui est demandé en Aïkido, puisque le danseur doit s’astreindre à maîtriser jusqu’à l’expression d’un seul doigt de sa main.

Christian Tissier Shihan et Bruno Gonzalez

On pourrait en dire tout autant des artistes de musique classique, chanteurs ou joueurs d’instruments lyriques qui doivent obtenir une maîtrise totale de leur gestuelle et des intentions qui les sous-tendent pour accéder à la production d’une oeuvre musicale fidèle à la partition.

 Gautier Capuçon

L’un des points communs de toutes ses disciplines c’est l’extraordinaire exigence de l’apprentissage et la richesse inépuisable des enseignements que l’on peut en retirer. Il y a aussi la dimension harmonieuse, le constat de beauté que l’on fait lors de l’exhibition des artistes. L’harmonie est l’un des effets résultant de l’expression d’un geste pur.

Cependant, même si l’on en parle peu lors de la pratique, même si certaines personnes restent distantes avec cette nature, l’Aïkido est d’essence spirituelle. Cette spiritualité doit s’entendre dans son sens authentiquement traditionnel, non pas comme une spéculation, mais comme le chemin conduisant à expérimenter une transformation existentielle profonde.

La partition de l’Aïkido n’est pas écrite sur un support physique. Elle est inscrite dans un ensemble de techniques parfaitement structuré et extrêmement vaste couplé à un système de transmission de Maître à Elève au sein de l’institution des DoShu pour assurer la permanence du lien avec le domaine Universel (j’ai développé dans deux ouvrages la raison d’être des systèmes institutionnels des voies traditionnelles. Voir “Comprendre l’Essence du Budo” et “La Voie de l’Aïki”).

Un commentaire Taoïste expose la raison de la prévalence de l’expérimentation d’un art sur la spéculation, et l’imprévisibilité de la réussite de la transmission.

« Un jour, tandis que le duc Hoan de Ts’i lisait, assis dans la salle haute, le charron Pien travaillait à faire une roue dans la cour. Soudain, déposant son marteau et son ciseau, il monta les degrés, aborda le duc et lui demanda :

— Qu’est-ce que vous lisez là ?

— Les paroles des Sages, répondit le duc.

— De Sages vivants ? demanda Pien.

— De Sages morts, dit le duc.

— Ah ! fit Pien, le détritus des anciens.

Irrité, le duc lui dit :

— Charron, de quoi te mêles-tu ? Dépêche-toi de te disculper, ou je te fais mettre à mort.

— Je vais me disculper en homme de mon métier, repartit le charron. Quand je fabrique une roue, si j’y vais doucement, le résultat sera faible ; si j’y vais fortement, le résultat sera massif ; si j’y vais, je ne sais pas comment, le résultat sera conforme à mon idéal, une bonne et belle roue ; je ne puis pas définir cette méthode ; c’est un truc qui ne peut s’exprimer ; tellement que je n’ai pas pu l’apprendre à mon fils, et que, à soixante-dix ans, pour avoir une bonne roue, il faut encore que je la fasse moi-même. Les anciens Sages défunts dont vous lisez les livres, ont-ils pu faire mieux que moi ? Ont-ils pu déposer, dans leurs écrits, leur truc, leur génie, ce qui faisait leur supériorité sur le vulgaire. Si non, les livres que vous lisez ne sont, comme j’ai dit, que le détritus des anciens, le déchet de leur esprit, lequel a cessé d’être.[1] »

La Partition de l’Aïkido est une partition universelle comme le rappellent ces paroles de O’Sensei :

« Les techniques doivent être en accord avec les principes universaux. […] Les techniques qui s’accordent aux principes universaux vous assurent les bienfaits de l’amour. Elles constituent le bu du takemusu. La résonance est le premier pas vers une connexion au takemusu bu.[2] »

Le corpus des techniques d’Aïkido est extrêmement vaste. Mais ce n’est pas la quantité qui est remarquable, c’est, comme vient de le rappeler O’Sensei, la structuration cohérente de l’ensemble de ce corpus avec l’organisation Universelle.

Lorsque l’on commence la pratique de l’Aïkido on apprend tout de suite qu’il y a cinq techniques de base s’exprimant chacune en une forme Omoté et Ura. Il y a là un premier lien avec les 5 éléments de la tradition extrême-orientale et leur déclinaison en une qualité Yin et Yang. Ce découpage des 5 éléments[3] déclinés en Yin et Yang forme ce qu’elle appelle les 10 troncs.

En progressant toujours plus avant dans la pratique, on découvre que l’on peut effectuer les techniques sur trois niveaux :

  • Les deux partenaires à genou se déplaçant en suwari waza
  • L’attaquant debout et l’attaqué à genou Hamni Handachi Waza
  • Enfin les deux partenaires debout Tachi Waza.

Cette déclinaison en trois niveaux est une déclinaison organisationnelle des trois Puissances de la tradition extrême orientale, le célèbre ternaire Tien-Ti-Jen, Ciel-Sol-Homme. En outre, il y a une technique incarnant à la perfection ce ternaire c’est Ten-Chi-Nage.

    

Christian Tissier Shihan et Fabrice Croizé

Le principe Taoïste de la Giration Cosmique entendue comme la cause et la fin des de tout ce qui se manifeste, est incarnée par Shiho Nage que Kisshomaru Ueshiba considérait comme la technique « marquant le commencement et la fin de la pratique.[4] » Soulignons que L’idéogramme désignant cette technique est le swastika qui u un signe symbolisant le déploiement des possibles à partir d’un Point primordial :

Les aspects symboliques et universels de la pratique de l’Aïkido sont innombrables (pour en découvrir d’autres encore, voir mon « La Voie de l’Aïki » au chapitre « Les techniques, synthèse des lois universelles ») et c’est en raison de cette qualité intrinsèque que l’analogie entre microcosme et macrocosme est rendue accessible aux pratiquants qui s’y prennent correctement (grâce au perfectionnement technique et en sachant se mettre en lien avec le Ki Universel par l’entremise du DoShu. Pour de plus amples explications à ce sujet voir l’ouvrage « La Voie de l’Aïki »).

Outre l’art de « nouer les cordons du lien de son ki avec les cordons du lien du Ki Universel » pour paraphraser le Fondateur, on comprend aisément que si les techniques sont l’incarnation de principes universels, lorsque le pratiquant progresse dans leur qualité exécutoire jusqu’au point d’en saisir l’ultime principe, alors les rythmes de la Danse effectuée sera une véritable Danse Cosmique.

Ce cheminement est l’histoire d’une persévérance sans faille sur des dizaines d’années. Comme le charron le disait tout à l’heure, acquérir le je ne sais pas comment, qui permet d’accéder au résultat idéal est l’objet d’une transmission mystérieuse qui ne dépend pas du vouloir des protagonistes.

La simple exploration des cinq techniques de base de l’Aïkido sous leurs formes omote et ura à travers des attaques de face ou arrière, des saisies ou des frappes, debout ou à genou, sur la multitude des gabarits et états d’âme des pratiquantes et pratiquant rencontrés, suivant la variabilité des états de santé qui vont être les nôtres, est une tâche extraordinairement ardue qui semble sans fin.

Plus le temps passe, plus on avance dans l’exploration de l’efficience des techniques, on découvre qu’il faut entrer dans la maîtrise d’aspects toujours plus profonds et subtils ; le déplacement pour le placement idéal, la connaissance du déroulé de la gestuelle, le ma aï, le ki-ken-taï de chaque temps clés de la technique, les points de contact ou d’absence de contact sur le partenaire, le déploiement vertical et horizontal des axes de relation, l’émergence des points de guidage et des axes de déséquilibre du partenaire, le dosage des extériorisations de nos intentions, la concordance entre l’espéré et le possible, la sensation de centrage, la prise de possession du te-katana, l’ajustement de sa manière d’être pour “casser” la volonté de l’attaquant…

Au fur et à mesure l’extraordinaire subtilité de l’Aïkido s’affirme.

O’Sensei

  1. Tchoang-Tzeu, 13-I
  2. Aïkido : Enseignements secrets, John Stevens, Budo Editions, page 85.
  3. qui représente d’un point de vue macroscopique les quatre orients autour du centre, l’enchaînement des quatre saisons autour de la saison centrale.
  4. L’esprit de l’Aïkido. Le véritable sens de la pratique, Kisshomaru Ueshiba, Budo Editions

 

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