Le Roi Dragon N°13 – Un engagement total

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Roberto Alagna : “Moi je me souviens quand j’étais gamin, je fumais, je buvais un petit verre, et puis du jour au lendemain mon vieux prof m’a dit : bon écoute si tu veux faire de l’opéra il faut arrêter. Bah j’ai tout arrêté, parce que l’ordre m’a plu, parce que la passion était plus forte et donc pour moi c’est pas un sacrifice. Il faut pas boire parce que la muqueuse est très fragile, donc le vin, le champagne tout ça use un peu la muqueuse. Mais il n’y pas que ça, le café c’est pareil … Pour la voix c’est simple, tout fait mal. Le seul truc qui est vraiment efficace et qui fait du bien, c’est de se taire.

Je crois que j’ai donné beaucoup au théâtre, à la musique. Ça a été ma passion, c’est ma passion toujours, j’ai donné toutes mes forces, j’ai donné toute ma vie, j’ai donné… j’ai quasiment tout sacrifié pour ce métier.[1]

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Roberto Alagna et Luciana d’Intino dans Il Trovatore à Palerme (décembre 2002)

Ces paroles du grand ténor Roberto Alagna, nous montrent que même pour une personne dotée de dons exceptionnels, l’accès à l’état de Maîtrise d’un art demande un engagement total. Il ne nous viendrait pas à l’idée que l’état atteint par Roberto Alagna puisse surgir d’un seul coup, sans aucun effort ou par une opération mystérieuse comme le simple contact ou la simple relation avec un Maître. On se doute qu’en plus de prédispositions naturelles, il faut un apprentissage et une intégration complète des techniques de l’art.

Lorsque celui-ci est un art majeur, c’est-à-dire un art qui dispose d’un apprentissage par transmission Maître à élève d’un savoir-faire en rapport avec la Beauté, tels que la musique classique, le théâtre, la danse, l’art de la Paix[2], etc.., la palette des techniques sera très vaste. Elle couvrira de nombreux aspects de l’existence, comprenant tout à la fois celles qui concernent les modalités corporelles, celles qui impliquent un contrôle de son émotivité, celles qui font appel à la qualité de son énergie vitale et celles qui appartiennent à des domaines plus subtils encore comme ce qui est appelé dans l’art du chant “la projection de la voix” qu’il faut certainement mettre en relation avec la “Puissance d’être”, ou encore celles en rapport avec l’intégrité existentielle (notion de vie et de mort).

Ces considérations éclairent merveilleusement les propos de Kisshomarû Ueshiba concernant l’investissement nécessaire pour réaliser l’opération mystérieuse de l’Union de son ki individuel avec le Ki de l’Univers :

A la question de savoir comment unifier le ki de l’univers au ki individuel, pour harmoniser leur travail et leur écho mutuel, la réponse réside dans l’entraînement et la pratique intensive.[3]

A l’occasion d’une interview O’Sensei disait :

Le Budo ce n’est pas comme la danse ou le cinéma. Qu’il fasse beau ou qu’il pleuve, il faut pratiquer tous les jours de sa vie si on veut progresser.

La Voie de l’Aiki est sans fin. J’ai maintenant 74 ans, mais je continue ma quête. Ce n’est pas une tâche aisée que de maîtriser la Voie en Budo ou pour d’autres arts. En Aïkido on doit comprendre chaque phénomène de l’univers. Par exemple, la rotation de la Terre et le cosmos le plus complexe et le plus étendu. C’est l’entraînement de toute une vie.

Kisshomaru précise :

C’est au travers d’un entraînement sincère et sérieux, s’attachant aux principes de l’aïkido, que le pratiquant pourra accéder à l’unité du ki, du corps et de l’esprit, générant alors un flux d’énergie puissant.[4]

O’Sensei a dit aussi :

“Pratiquons avec sincérité l’art de la Paix, et les pensées mauvaises, les actions négatives, disparaîtront naturellement. Le seul désir qui doit subsister est celui d’une soif toujours grande d’entraînement dans la Voie.[5]

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L’évocation de la perte de tous les désirs excepté celui de l’amour de la pratique dans la Voie, est une autre façon d’évoquer le processus de réduction de son moi distinct et de son mouvement particulier à presque rien pour paraphraser Tchoang-Tzeu. Cette perte de tout désir personnel, cette annihilation d’ego est ce dont parle le violoncelliste Jérôme Pernoo en évoquant la nécessité de ne pas mettre “son grain de sel” lorsque l’on s’engage totalement dans l’interprétation d’une oeuvre :

J’ai toujours envie de contextualiser les oeuvres, pour… pour non seulement qu’on les comprenne, mais – c’est peut-être trop pédagogique de dire ça, c’est pas dans cet esprit-là – mais c’est de faire glisser l’auditeur dans l’oeuvre. Alors pour cela il faut le mettre dans certaines conditions, dans un conditionnement. Or le conditionnement de l’oeuvre, c’est celui qu’on travaille nous en tant qu’interprète, pour qu’il nous traverse, que, voilà, on soit dans le style, dans le sujet, dans ce que ça raconte etc… et que en y mettant notre âme, on n’y mette pas notre grain de sel, si vous voulez.[6]

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Il y a dans la nécessité de l’effacement d’ego pour accéder à l’essence d’une oeuvre une parfaite analogie avec la nécessité de vaincre ego pour accéder à la fusion de son essence avec l’essence de l’Univers, quête des voies spirituelles telle que la Voie de l’Aïki. Cette victoire sur ego est la devise même de l’Aïkido : “Masakatsu Agatsu Katsuhayabi Su O’Kami” que l’on peut traduire par “La véritable victoire est vaincre ego pour voguer vers l’instant de l’ultime accomplissement au Cœur du Grand Kami. Le Grand Kami de l’Aïki !

Mener à bien l’abolissement de tout attachement qui est l’état d’être corollaire à l’état de Maîtrise, est une tâche terriblement difficile parce que l’on est immergé dans un monde où l’on est en rapport constant avec les autres êtres. Aussi la recherche de la perfection se confronte-t-elle en permanence à ce que l’on extériorise, à la façon dont cette extériorisation se répercute dans le monde et dont le monde en fait retour, à la nature du bénéfice que l’on attend de ses actions extérieures. Ces problématiques sont parfaitement exprimées dans le dialogue entre les deux artistes Pascal Amoyel et Jacques Weber à propos des grands artistes qui se sont retirés de la scène au faîte de leur gloire (notamment Arturo Benedetti Michelangeli, Franz Liszt, Jacques Brel) :

Pascal Amoyel : C’est toujours une expérience, comme dit Jacques Weber, mystique, spirituelle, d’écouter du Gould. Après effectivement quand on l’entend dans Bach on le sent totalement en fusion, il ne fait plus qu’Un avec la musique, on dirait même qu’il s’oublie même dans la musique de Bach.

Jacques Weber :Et puis peut-être, je dis bien peut-être, je reprends l’exemple de Brel parce que ça je connais mieux. Brel avait dit “vous allez voir pourquoi je m’arrête, regardez la quatrième chanson”, en effet à la quatrième chanson les gens se relevaient dans la salle. Il dit vous voyez maintenant j’arrive à faire ce que je veux. Et c’est pour ça qu’il s’était arrêté. Mais ce que je veux dire c’est que, il y a quelque chose qui est tout à fait compréhensible dans l’ordre de l’absence absolue et définitive de vanité. Donc, je m’extrais du rapport au public. Dans le rapport au public, quoi qu’on en dise quoi qu’on en fasse – la vanité est absente chez les grands – mais il y a quand même un rapport de séduction en permanence. Or l’absolue…, enfin, l’absolue clarté, l’absolue perfection, que peut-être cherche Gould dans une folie qui n’en est pas une, qui est peut-être simplement la lucidité de l’artiste, c’est peut-être dans un rapport très solitaire, très monacal, je sais pas. Et ma foi si je reprends certaines paroles que j’ai eues à un moment où je ne buvais pas que de la contrexeville, moi je disais “mon rêve c’est de jouer finalement sur la banquise devant un ours blanc.” … [il se moque de lui même] mais ça disait quelque chose, parce qu’on dit toujours le grand acteur est celui qui va jouer “mains en bas”. C’est-à-dire le vieil acteur joue sans plus aucun effet, sans plus rien. Tout est donné, tout est épuré, tout est “absenté.

Pascal Amoyel :Je trouve que le mot absence est très juste, parce que finalement il y a un conflit permanent, notamment sur la scène, mais au sein de l’artiste, entre le côté extériorisation, le côté “je joue pour”, et cette vision impersonnelle finalement qui est la sienne. …

Je crois que c’est Louis Jouvet qui disait cet état à atteindre quand on joue finalement on ne joue pas, c’est pas soi, disons c’est le Grand Soi, si je puis dire, “Ça joue”. C’est pas “je joue” c’est “Ça joue”… Quand “Ça a joué”, quand il y eut cette communion, il n’y avait personne, il y avait juste “La Musique”.[7]

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Ce “Ça joue” rejoint très exactement le “Quelque chose tire” évoqué par Eugen Herrigel dans son ouvrage “Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc” :

Et ainsi, on recommença tout depuis le début, comme si tout ce qui avait été appris jusqu’ici était devenu inutilisable. Mais je ne réussissais pas plus qu’auparavant à demeurer en état d’indifférence dans la plus haute tension, comme s’il eût été impossible de m’échapper de l’ornière creusée. C’est pour cette raison que je demandai un jour au Maître : « Mais comment le coup peut-il partir si ce n’est pas moi qui le tire ?

— Quelque chose tire ! Répliqua-t-il.

— Plusieurs fois déjà, je l’ai entendu de votre bouche, il faut donc que je modifie ma question. Comment puis-je donc attendre le départ du coup en état de renoncement à moi-même, si mon Moi ne doit plus être présent ?…

— Quelque chose persévère en la tension maxima !

— Et qui est ou qu’est-ce que ce quelque chose ?

— Dès que vous comprendrez cela, vous n’aurez plus besoin de moi. Et si vous épargnant l’expérience personnelle, je voulais vous mettre sur la piste, je serais le plus mauvais des Maîtres et je mériterais d’être chassé. Donc, n’en parlons plus et entraînons-nous ! »

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Toutes ces personnes parlent de la même expérience, de l’accès temporaire ou définitif à un état où la volonté individuelle s’est retirée pour laisser agir un mouvement ayant une source et une résonance universelle. Toutes évoquent cette condition indispensable du retrait d’ego, de la volonté propre et d’un très long et ardu “entraînement” pour que puisse se produire cette rencontre avec un état de grâce.

Comme l’évoque Pascal Amoyel, être spectateur des personnes atteignant cet état permet dans certains cas de vivre une expérience de communion et de participation plus ou moins profonde avec l’état de celles-ci. C’est par ces moments de communion que les êtres peuvent participer à une réalité plus grande que celle perçue par les sens physiques ou inférée par l’analyse et entrer dans une relative certitude[8] qu’il est possible de se transformer existentiellement par la pratique d’un art. La fonction de ces Maîtres est donc d’une grande importance pour que nous continuions à être les témoins des états gnostiques et pour éventuellement faire naître en nous le désir de nous engager dans la pratique d’un art. Sans doute y a-t-il dans tout art majeur une dimension spirituelle (transcendante)[9] qui peut être atteinte lorsque la pratique des techniques qui le structure est menée à son plus haut degré d’investissement et de perfection. A condition, bien entendu, que l’institution portant l’art au sein de l’organisation sociale ait gardé intact le lien avec le Cœur du Monde.

O’Sensei considérait l’ensemble des techniques d’Aïkido comme une authentique prière :

Par ailleurs, la prière, au pied de la réalité, jaillit en tant qu’art martial. La prière elle-même doit être l’ensemble des techniques martiales. La prière doit réellement purifier ce monde. Autrement dit, la prière est elle-même la réalisation du bu. Donc, pour les gens qui ont la foi, comme vous tous, il est nécessaire d’étudier le bu. Ceux qui n’ont pas la foi ne peuvent pas saisir le takemusu aiki.[10]

Il rappelait aussi que la réalisation de notre propre transformation spirituelle permet de participer à la protection de la Vie, puisque par la conformation des rythmes harmoniques de ses propres modalités constitutives (esprit et corps) à l’ordonnancement universel (par l’abolissement de toute dissonance avec le principe divin – l’ennemi étant la marque de la persistance d’une dissonance) confère à l’être le statut de “Coopérateur Céleste” – pour reprendre une expression Taoïste – signifiant que l’on Coopère à l’Harmonie Universelle à ce qui perpétue la cohésion universelle :

“Aïkido est Ai (amour). On convertit son cœur à ce grand amour de l’univers, puis on doit soi-même se charger de la protection et de l’amour de toute chose. Accomplir cette mission serait le vrai Budo. Vrai Budo signifie vaincre sur soi-même et éliminer le cœur combattant de l’ennemi…

Non, c’est une voie d’auto perfection absolue où la notion même d’ennemi est éliminée. La technique d’Aïki est entraînement ascétique et une voie à travers laquelle on atteint un état d’unification du corps et de l’esprit par la réalisation du principe divin.[11]

 

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  1. Extraits de “Roberto Alagna, l’Homme à la voix d’or”, France 3 – le 16/12/2016 à 22H05
  2. C’est une traduction possible de Budo lorsqu’il est porté à sa plus haute finalité.
  3. Kisshômaru Ueshiba, “L’Esprit de l’Aïkido”, page 91, Budo Editions
  4. Kisshômaru Ueshiba, “L’Art de l’Aïkido”, Budo Editions, page 83
  5. Morihei Ueshiba, “L’Art de la Paix”, Guy Trédaniel Editeur
  6. Jérôme Pernoo, Violoncelliste, dans “Classic Club” de France Musique le Mardi 3 janvier 2017.
  7. Pascal Amoyel, pianiste et Jacques Weber, acteur, réalisateur, scénariste, dans “Classic Club” de France Musique le Mardi 10 mai 2016.
  8. Par rapport aux trois degrés de Certitude définis dans le soufisme, la certitude dont il est question ici correspond au premier degré c’est-à-dire la “Certitude théorique”. Il y a ensuite la “Certitude intuitive”, puis la “Vérité de Certitude”. Cf. “Textes sur la connaissance Suprême”, Muhy Ed-Dïn Ibn Arabî, Traduction et notes Michel Valsan.
  9. Peut-être faut-il plutôt dire qu’un art est majeur quand il permet de réaliser la transformation spirituelle des personnes prédisposées.
  10. Takemusu Aïki”, Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. II, page 63-64
  11. Interview conjointe de O’Sensei et Kisshomaru Ueshiba publiée en japonais en 1957 sous le titre “Aïkido” traduit du Japonais par Stanley Pranin pour le journal Aiki News N° 18 en Août 1976.

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