N°13 – Philippe – A la découverte d’une tradition méconnue
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La tradition du Mandé
Une doctrine universelle de l’Unité
Pourquoi n’avons nous pas donné de nom à la tradition d’Afrique Occidentale partagée par les peuples mandingues alors qu’elle est une tradition de même ampleur que le taoïsme par exemple ? Sans doute y a-t-il de multiple raisons à cela. L’absence d’écrits littéraux, la maîtrise parfaite d’à qui elle est communiquée par les peuples la vivant, le mépris que l’on porte généralement à l’intelligence des peuples africains. Notons dès à présent que l’absence d’écrits ne signifie pas qu’elle n’est qu’une tradition orale, parce qu’elle s’appuie aussi sur des systèmes de signes idéographiques très complexes mais qui ne sont pas utilisés pour retranscrire la parole. Mais sans doute est-ce la nature profondément métaphysique de la doctrine mandingue qui a empêché les chercheurs occidentaux de se l’approprier et d’en faire un “isme” pour la répertorier dans les catégories habituellement retenues, animisme, polythéisme, fétichisme, immanentisme, chamanisme, etc..
Il faut remercier les sages mandingues d’avoir instruit la mission Griaule pour qu’elle nous révèle leur tradition dans toute sa profondeur. Il lui fallut de très longues années (15 ans) pour commencer à recevoir les premiers pans de la connaissance. Le processus d’assimilation qui suivit se prolongea lui aussi sur de longues années. Mais ce qui donne autorité aux publications réalisées entre autre par Marcel Griaule, Germaine Dieterlen, Jean Rouche, Solange de Ganay et Dominique Zahan, pour ne citer que les auteurs des travaux sur lesquels le présent article s’est appuyé, c’est l’initiation que reçurent certains d’entre-eux et le fait que les trois premiers ont été élevés au rang d’authentiques Dogon dans la mesure où ils bénéficièrent du Damma (rite de levé du Deuil), qui ne regarde que les êtres liés constitutionnellement à la source transcendante de ce peuple. Cette transmission traditionnelle qui fut offerte à la mission Griaule, sans doute unique sur le continent africain, permit de dévoiler la dimension internationale et la profonde unité intellectuelle qui reliait les différents peuples de la partie occidentale de l’afrique, faisant tomber quelque préjugés nous laissant croire par exemple que la dimension tribale serait la plus haute organisation sociale sur le continent. Elle permit aussi d’éclairer les rattachements que chaque aspect de l’organisation sociale entretenait avec l’histoire de l’existentiation humaine décrite symboliquement dans les mythes, les légendes et les fables. Elle révéla aussi l’étendue et la nature des connaissances et savoirs qu’un peuple pouvait acquérir par des procédés non technologiques.
La surprise fut telle sur ce dernier point, que certaines personnes ont prétendu que les connaissances Dogon sur le système de Sirius, pour prendre l’exemple le plus emblématique, étaient un apport occidental datant de la colonisation. Pourtant cette hypothèse est vite remise en cause au regard de la complexité de l’explication données par les Dogon du système de Sirius et de la cohérence des relations d’analogie révélées entre les éléments significatifs de ce système et l’ensemble des pratiques rituelles (danses, calendriers, langue sacré, personnages mythiques, signes, dessins, jeux de mots par homophonie, sanctuaires, autels, fonction sociale, habits, accessoires vestimentaires, aliments, faune, flore, minéraux, etc..) se retrouvant dans toute l’organisation sociale et plus spécialement avec l’un des rites majeurs du peuple Dogon qui porte le nom même de l’étoile Sirius : Sigui[1]. Ce rite d’une grande complexité se déroule sur une durée de 7 ans tous les 60 ans environ et permet de rejouer symboliquement, sur Terre, la marche même des événements qui ont présidé à la Manifestation du Monde tel que l’homme le connaît aujourd’hui. Les données recueillies sur la méthode d’observation de l’étoile (position de l’observateur, dimension du bâton de visée, position et dimension des trous de visée dans la paroi, etc..) permettent d’établir que ce rite avait cours il y a plus de 2000 ans av JC. De la même façon, les restes des grands masques, l’un des buts matériels principaux du Sigui, permettent d’affirmer que ce rite était exécuté au moins au XVème siècle voire au XIIIème siècle si l’on se fie à un autre élément matériel moins périssable[2] entrant indirectement dans le rite.
Le système de Sirius décrit par les Dogon est beaucoup plus détaillé et subtile qu’on ne l’imagine de prime abord. Il est considéré dans son aspect dynamique, c’est-à-dire qu’il est “raconté” en fonction des trajectoires et des positions caractéristiques de ses différents éléments, mais aussi en fonction des qualités de ceux-ci et des correspondances analogiques qu’il est possible d’établir avec les événements symboliques de la vie terrestre. Les Dogon disent que Sigui tolo (Sirius) est accompagné de deux satellites, Pô tolo (qui est en correspondance analogique avec la graine Digitaria) et Emmé ya tolo (en correspondance analogique avec la graine Sorgho-Femelle) chacun ayant une période de révolution de 50 ans et tournant dans le même sens. De plus, autour d’Emmé ya tolo gravite un satellite Nyãn tolo, Etoile des Femmes ou Enegirin, Chevrier à partir duquel on peut faire un jeu de mot avec Emmé girin,guide du Sorgho pour signifier qu’elle est l’étoile qui guiderait Sorgho-Femelle. Les Dogon énoncent que Digitaria, (Pô tolo en langue Dogon), est la première de toutes les étoiles, mais aussi celle qui est la source de toutes les choses du monde, ce qui en fait L’oeuf du Monde. Ils considèrent aussi que « Digitaria est la plus petite de toutes les choses. Elle est l’étoile la plus lourde ». Ils affirment qu’elle est composé d’un métal nommé sagala[3]un peu plus brillant que le fer et d’un poids tel que « tous les êtres terrestres réunis ne peuvent la soulever ». Sur le plan rituelle ses positions par rapport à Sigi tolo règlent les rites de la circoncision et de l’excision. Sorgho-Femelle est plus grosse que Digitaria tout en étant plus légère. Elle décrirait une trajectoire plus large que Digitaria et serait le siège des âmes femelles de tous les êtres vivants ou à venir. Son calendrier déterminerait des rites effectuées à Yougo Dogoróu.
Tout ceci montre qu’il y a dans la tradition se rapportant à Sigui tolo (partagée suivant d’autres modalités par les Bambaras et les Bozo), bien autre chose[4] qu’une élaboration farfelue et tendancieuse imaginée par un Sage Dogon sous l’influence de Marcel Griaule. Il faut noter que ce dernier dans son article “Un système soudanais de Sirius” loin de vouloir cacher son intérêt pour l’astronomie occidentale, a cité l’article où la période de révolution de Sirius B est estimée et l’existence de Sirius C supposée. S’il avait voulu fomenter une supercherie pour occulter sa source[5] d’inspiration et d’influence, il l’aurait tue. C’est justement parce qu’il s’intéressait à l’astronomie qu’il a été saisi par la correspondance entre certaines données du savoir Dogon et les mesures et calculs découlant des observations scientifiques.
Il est vrai qu’il nous est difficile d’imaginer que l’on puisse percer les mystères du monde par d’autres méthodes que l’exploration technologique et surtout que certains hommes d’hier, partout sur terre, aient pu approcher sans technologie l’intelligibilité de la réalité existentielle et mettre en place un système éducatif offrant aux hommes le moyen de perpétuer l’accès aux états existentiels ouvrant la conscience à cette Réalité ou à une part plus ou moins importante de celle-ci. Il y a pourtant des traces révélant l’universalité de l’accès à la connaissance d’une réalité profonde et primordiale par nos lointains ancêtres, à travers des signes, des éléments littéraires et des concepts métaphysiques identiques. Nous allons voir à travers quelques exemples comment cela se traduit chez le peuple Dogon.
Nous avons rapidement évoqué un peu plus haut, qu’ils disposent d’une écriture idéographique, non pas pour fixer la parole parlée, mais pour signifier le monde dans sa plus haute réalité. Ces idéogrammes sont classés suivant un système très subtil et leurs significations les plus profondes sont détenues par un nombre restreint de Sages et sont enseignées à quelques initiés[6]. Notons tout de suite que parmi les signes détenus par le Hogon[7] d’Arou, le swastika y trouve place en tant que « marque d’Amma[8] » symbolisant les « choses du monde que le mouvement de Dieu [Amma] a créées et que le Moniteur organise[9] ». Par ailleurs, le signe désignant le masque Kanaga[10] (ci-dessous) est une variante du swastika. Il est tracé à la place de ce dernier lors de rites particuliers.
Le masque Kanaga est nommé « masque d’Amma » et l’évidement dans lequel le danseur glisse son visage est considéré comme « Amma avant la création », c’est-à-dire Amma en tant que Non-Être[11]. Cette partie du masque est appelée aussi Amma ta, « la porte d’Amma » qui est aussi le nom du Mandé, pays d’où les peuples qui ont essaimé dans toute l’Afrique Occidentale se disent originaires. En outre, il existe au Mandé un sanctuaire (le Kama Blon) sous forme d’une case ronde dans laquelle se trouve un objet rituel (le Pèmbélé) autour duquel seraient disposés 12 sièges (sigi yoro).
Le nom secret du Mandé, Ta désigne aussi le chiffre 10, qui chez les Dogon comme chez les Bambaras est le symbole de la Complétude, de la Plénitude. Il faut remarquer que le Chiffre 7 est le symbole d’Amma en tant que Créateur donc identifié à l’Être, ce qui montre encore une fois que la doctrine du Mandé fait clairement la distinction entre l’Être et le Non-Être[12]. Pour revenir au masque Kanaga, le geste de tournoiement qu’effectue le danseur lors du rite funéraire de conduite de l’âme, est identifié à « la création du monde, le mouvement zodiacal de la re-création du défunt par Amma[13]». Il est également intéressant de signaler qu’en Côte d’Ivoire, le signe ayant pour valeur 10 sur les poids à peser, est le swastika[14].
Voyons maintenant de façon succincte, comment se présente le système des signes idéographiques Dogon. Il est organisé pour représenter plusieurs degrés d’existentiation ou mondes, et symbolise par sa structure même, comment la Manifestation procède du Principe Suprême, comment de l’indistinction principielle vient à se manifester l’indéfinité des êtres sur un devenir transitoire dans les conditions délimitées spatialement et temporellement. Dans la doctrine Dogon les différents degrés sont représentés par autant de types de graphie. Elles sont au nombre de quatre : bummõ (trace), yala (marque, image), tõnu (figure, schéma), tõymu ou tõy (dessin réaliste). Suivant les indications données par Marcel Griaule[15], il est possible d’établir, sans aucune ambiguïté, une correspondance très exacte avec les différents Mondes de l’Existence Universelle tels qu’ils sont exposés par René Guénon, à savoir, la Non-Manifestation, la Manifestation informelle, le Monde subtil, le Monde grossier. L’ensemble du système de signes commence par un premier schéma appelé « Ventre de tous les signes du monde » ou « tableau d’Amma » (voir ci-dessous). Ce schéma contenait à l’origine dans chaque secteur, 8 bummõ qui produisirent chacun 8 autres. Ceci donna donc 8 x 8 x 4 = 256 signes. En plus de ceux-là, le dessin contenait 8 tracés par demi-axe et 2 tracés pour le centre. Au total on dénombre donc 266 bummõ qui sont appelés les « signes d’Amma », dénommés aussi « Amma invisible », ce qui nous place à nouveau au-delà du monde formel.
Tableau d’Amma
En se plaçant à un degré inférieur de l’Existence Universelle, une nouvelle hiérarchie se dessine : au centre, les deux signes à la croisée des axes sont dits « signes guides », dans chaque secteur un couple de signes sont dits « signes maîtres », les 256 signes restants sont les « signes complets du monde[16] ». Les « signes guides » « montrent la voie » ou « font connaître », les « signes maîtres » donnent âme (kikinu) et force vitale (nyama) à tout. Ces dix premiers signes font que les choses « sont de petit ou grand volume ». Les 256 signes donnent couleur, forme et matière. Les Dogon disent « dans la parole dogon (ou l’idée dogon), toutes les choses se manifestent par la pensée ; elles ne se connaissent pas elles-mêmes ». Marcel Griaule précise : « Cela revient à dire que les signes, manifestation de la pensée créatrice, ont existé avant les choses et qu’ils les ont déterminées. … Le mécanisme de la création comprend donc dix signes fixes (deux « guides » et huit « maîtres ») qui donnent vie aux signes mobiles (les signes complets), lesquels font venir les choses à l’existence.[17] ».
(les deux signes guides)
Lorsqu’une chose est définie par son bummõ initial, une série de changement d’état va jalonner les étapes la menant jusqu’à son existentiation dans un corps. La première phase donne l’essence à la chose. Ceci est réalisé au niveau des signes par une décomposition du bummõ primordial suivant les quatre éléments[18], ce qui donnera naissance à quatre nouveaux bummõ dont chacun est la détermination d’une modalité de la chose suivant l’élément considéré. Cependant, les quatre bummõ doivent être considérés comme un tout indissociable, même s’ils sont séparés spatialement.
bummõ initial de la Maison
(les lettres indiquent les parties significatives du bummõ, on remarque l’abstraction du dessin, sa nature informelle)
La première décomposition du bummõ suivant les quatre éléments
Cette opération est répétée 7 fois, de manière à réaliser une descente (encore virtuelle à ce stade) du signe dans le monde. Chacune des sept étapes, est ainsi associée à l’attribution de modalités (toujours suivant une quadripartition élémentale horizontale) en relation analogique avec un passage progressif de l’essentiel au substantiel. Cette décomposition, est le même processus que celui qui a été réalisé lors du sacrifice du Nommo[19] où il a été décomposé (en quatre tas) avant d’être recomposé pour qu’il ressuscite à un nouvel état[20].
Les Dogon disent : « Amma en commençant les choses, a choisi les bummõ avec la pensée. Le premier dessin c’est par (le travail de) la pensée qu’il a été décomposé en quatre. C’est (aussi par) cela que le dessin final (en quatre parties) a été fait[21] ». Ils ajoutent : « Le signe d’Amma est un tout. (Amma) l’a décomposé en parties distinctes, il a présenté l’image des quatre éléments, (la chose) a existé (en formant) un tout.[22] »
Les bummõ du põ pilu
En même temps que s’opère cette métamorphose attributive sur le plan purement métaphysique, la chose s’existentie progressivement en recevant son yala, son tõnu et enfin son tõy. Le yala est sa manifestation informelle (les Dogon disent : « Le yala d’une chose est comme le début de la chose ». Ici le début est une simple volonté), le tõnu est sa mise en mouvement (les Dogon disent : « Amma à commencé [tõno] les choses » ; tõno est un terme qui signifie à la fois « figurer » et « commencer dynamiquement »), le tõy est la chose elle-même en tant que manifestation corporelle.
Yala, Tõnu et Tõy de põ pilu
La tradition Dogon énonce « Dans le corps d’Amma étaient les signes. Amma a fait le monde par adjonction de signes (c’est-à-dire en accumulant les signes). Les signes sont allés dans chaque chose, se sont transformés en dessin, ont dessiné le départ vers la fin (c’est-à-dire on marqué le début du transitoire). Le signe est une chose bonne (toujours) là ; le dessin est une chose qui a une fin.[23] »
Nous voyons apparaître ici très clairement la distinction entre l’informel (comprenant la Non-Manifestation et la Manifestation Informelle) symbolisé par les bummõ et la Manifestation Formelle symbolisée par les dessins (yala, tõnu et tõy). Cette distinction est renforcée également par le fait que le bummõ est dessiné une seule fois sous les autels au moment de leur fondation (donc invisible) ou à l’intérieur des sanctuaires accessibles uniquement au prêtre qui en est responsable, alors que les dessins sont représentés sur les façades des sanctuaires ou des demeures à la vue de tous et rafraîchis suivant une période qui dépend de leur nature.
Ceci représente un aperçu extrêmement succinct d’un des aspects de la doctrine métaphysique de la tradition du peuple du Mandé. Ajoutons qu’à celle-ci lui est associés de façon extrêmement étroite, la doctrine du Verbe qui ouvre sur des développements considérables. Chez les peuples du Mandé, bien que la conception des signes soit considérée comme précédant l’émergence du Verbe, ces deux aspects sont considérés comme identiques.
Il va de soit que ce système de représentation que nous venons de décrire n’est qu’une infime part de la doctrine Dogon. Ce système de signes permettant de « lire » et « d’écrire » la Manifestation, est complété par une mathématique reposant sur plusieurs « systèmes de compte » correspondant à des degrés différents de l’Existence Universelle. Le premier système est un « compte à base 60 » dit compte du Mandé (l’ordre 2 vaut 60), puis vient le compte à base 80 (l’ordre 2 vaut 80), vient ensuite le système numérique à base 100 qui prévaut pour le présent moment du cycle d’humanité. Sur un autre point de vue, toutes les choses manifestées sont organisées suivant 22 catégories, où chacune peut engendrer elle-même des sous-catégories. Sur un autre plan, chacune d’elles est en rapport avec une partie du « corps » du Nommo qui représente la manifestation dans son entier. Il existe donc des catégories, pour les végétaux, les insectes, les paroles, etc.. où les degrés de chaque genre d’être catégorisé, sont en rapport analogique direct.
Maintenant, sous le point de vue de l’organisation sociale, la Régence Suprême embrassant à la fois l’Autorité Spirituelle et le Pouvoir Temporel se retrouve dans chaque degré de l’organisation de l’ensemble du Mandé. Ainsi, les Dogon (représentant ici le degré d’un « Peuple » du Mandé) ont-ils reçu la délégation (au même titre que chaque peuple) de cette Régence Suprême lorsqu’ils quittèrent le Mandé et commencèrent leur migration. Ce peuple est organisé autour de quatre tribus, dont l’une, la tribu des Arou[24], détient la délégation de la Régence Suprême par l’intermédiaire de son Hogon[25], avatar du Grand Nommo , « maître de l’eau céleste et gardien des principes spirituels des céréales[26] ». Cette hiérarchie se retrouve aussi dans la nature des différents autels. L’Amma dõy située sur une aire identifiée à « l’assise d’Amma » ou « Centre de l’œuf d’Amma » est une pierre levée sous laquelle est exécuté au moment de sa fondation le « tableau des signes » qui est une graphie où l’on retrouve symbolisé, sous forme de traits, l’ensemble des bummõ, yala, tõnu et tõy. Cette pierre levée incarne « Amma dans le Ciel » ce qui la met en rapport avec l’Autorité Suprême de l’Existence Universelle. Un autre autel, « Anakazudummõ » d’une maison sacrée du village des Arou, représente quant à lui « Amma du ginna[27], qui est sorti du corps d’Amma le créateur », c’est-à-dire la Présence Divine sur Terre. Cet autel, reçoit un signe parallèle au tableau des signes, mais sans la schématisation des bummõ. Contrairement au précédent autel, celui-ci reçoit des sacrifices sanglants et symbolise « Amma sur la Terre au milieu des hommes ». Il ne désigne donc pas le même degré de l’Existence Universelle et se rapporte à l’activité extérieure, donc plus spécialement au Pouvoir Temporel.
Cependant, ces autels sont des Centres secondaires en lien avec le lieu de la descente de la première Arche au Mandé, qui aurait laissé une empreinte sur le sol pour former un lac qui reste jusqu’à aujourd’hui sacré. Il est important de préciser qu’en des temps reculés tout le nord de l’Afrique aurait été parcouru par un réseau fluvial très dense permettant de naviguer continûment d’Est en Ouest. Le Nil, le Niger et le Sénégal auraient été en quelque sorte un même Fleuve. Le lieu de descente de l’Arche est situé au lac Débo et représente la descente du Nommo en tant que Réorganisateur et Régent du Monde. Dans l’Arche sont présents les ancêtres de l’humanité et sortiront au Nord-Est de celle-ci (ce qui est à mettre en relation avec l’orientation du point de départ de la réfection des peintures du sanctuaire Kama Blon de Kangaba, dont nous parlerons plus loin). L’un d’eux, suite à des événements sur Terre qui seront la réplique deceux qui ont présidé à la Manifestation, deviendra le premier Hogon. Autour du lac Débo, un ensemble d’autels sous forme de tables de roche, de pierres levées, de cavernes, sont les témoins et les « lieu-tenants » des événements et des êtres descendus avec l’Arche. Une réplique de ce lieu est situé aujourd’hui là où les Dogon se sont installés suite à leur Migration du Mandé. Le lac Débo et les aménagements afférents sont représentés symboliquement dans la région de Sanga[28]. Par ailleurs, le lieu originel est répliqué à un troisième niveau près de la maison du Hongo d’Arou par des autels, pierres levées, tumulus, et divers autres agencements.
Maintenant, pour tout ce qui a rapport avec le monde intermédiaire et le monde grossier ce sont les autels symbolisant l’Enclume primordiale[29] tombée du Ciel qui les incarnent. Cet événement est celui qui marqua l’apparition de la Vie sur Terre et qui est mis en relation avec la chute d’une météorite[30]. Le lieu d’impact est hautement sacré et considéré comme la manifestation temporelle et matérielle du début d’une nouvelle forme d’existence où l’être manifesté est doté d’articulation pour l’exercice de « techniques » que le Forgeron primordial sera chargé d’enseigner aux hommes. L’autel de ce lieu sacré est l’Enclume elle-même, qui après s’être enfoncée profondément dans la Terre suite à l’impact, est ressortie, s’est retournée pour se ficher en terre et sera utilisée bien plus tard par le premier forgeron. Cet événement est une édification supra-humaine d’un autel primordial sur Terre, car l’Enclume est considérée comme « « le sang du cœur » de la victime [le Nommo sacrifié], mis en boule, qui devint ardent[31] », ce qui en fait un véritable réceptacle des Influences Spirituelles du Régent Suprême de l’Existence Universelle. Il est à noter que l’Épée fichée en terre que l’on retrouve dans de nombreuse légendes, est un rappel de cet événement primordial. Lors du déroulement du cycle de la présente humanité, il y a eu déplacement de ce lieu sacré en tant que matérialisation du Cœur du Monde et fut, pour les Dogon, déplacé dans le massif de Yougo qui présente symboliquement la même configuration, reproduisant ainsi un Centre secondaire[32]. C’est d’ailleurs par le village de ce site que les cérémonies soixantenaires du Sigui commencent. Mais, comme nous l’avons vu tout à l’heure, le Hogon d’Arou vit dans unlieu aménagé de telle façon que l’on retrouve la Mare, l’Enclume et la Masse primordiale. Mais en fait, ce qui constitue le domaine du Hogon reçoit des autels résumant tous les mondes de l’Existence Universelle, dont celui du Centre Suprême l’Amma dõy.
Si l’on se situe maintenant sur le plan de l’ensemble de l’Afrique Occidentale, comme nous l’avons déjà dit, la pluparts des peuples qui ont essaimé se disent originaires du Mandé. Cette contrée est à la foi située hors et dans la Manifestation. Elle prend pied dans notre monde au lac Débo, où le Nommo laissa l’empreinte de son pied qui est aussi le lieu de la descente de l’Arche des ancêtres des Hommes. Lorsque le temps de la migration fut venu, tous les peuples du Mandé migrèrent en emportant le matériel nécessaire pour édifier des autels répliques de ceux qui permettent de maintenir l’intégralité des liens avec tous les domaines de l’Existence Universelle. Mais comme cela a été évoqué lorsque nous avons parlé de la décomposition quadriélémentale des bummõ, la dispersion spatiale n’a en rien brisé l’unité du Mandé. Il existe donc toute une structure initiatique régissant l’unité de l’ensemble des peuples. Et lorsque les conditions d’existence l’ont nécessité, un élément matériel fut édifié pour ancrer dans le monde où le Ciel et la Terre ne sont plus en contact direct (sur le plan symbolique s’entend) les Influences Spirituelles du Centre Suprême. Cela fut possible grâce à l’édification de Sanctuaires. Le Sanctuaire primordial correspondant à cette fonction, est celui de Kri-Koroni. Mais au fur et à mesure de l’enchaînement des saisons cosmiques de la marche de l’humanité, plusieurs autres furent édifiés. Aujourd’hui c’est à Kangaba que le KamaBlon tient lieu de Sanctuaire maintenant l’unité des peuples qui se sont diversifiés au cours du temps. Il est donc un Sanctuaire image du Cœur du Monde. Il faut noter que dans l’aménagement de ce sanctuaire, une Enclume et une réplique de la tortue primordiale[33] (cette dernière étant le symbole de la Manifestation tout entière, mais est aussi considérée comme l’avatar du Forgeron Mytique) sont enterrées sous un Tertre rempli de pierres latéritiques symbolisant la « Mare » Bosumtwi . Rappelons que l’Enclume est le sang du « Cœur » du Nommo sacrifié, et que les pierres sont des symboles de la Masse du premier Forgeron, la tortue[34] incarnant le Forgeron lui même.
Se dévoile ainsi, l’existence d’une hiérarchie régissant les peuples qui ont essaimé après qu’eut lieu la distinction des races lors du présent cycle d’humanité (moment qui a marqué aussi la constitution des 44 peuples du Mandé[35] et le début de leur migration[36]). Signalons qu’un des noms du sanctuaire est Kaba[37], dont la Kaaba islamique est un homophone.
Dans les éléments constitutifs du Sanctuaire, certains symbolisent le Soleil, d’autres Sirius. Dans les doctrines des peuples du Mandé, le Soleil et Sirius sont en étroite relation et ces deux astres sont apparus après les premiers événements mythiques qui ont présidé à la Manifestation. Dans le mythe Dogon le Soleil est le placenta d’Ogo (Ogo est l’un des quatre Nommo primordiaux sorti prématurément de l’œuf du monde) qu’Amma transforma en Soleilpour qu’Ogo, descendu sur Terre et remontant au Ciel afin de retrouver sa jumelle et son placenta pour réintégrer sa complétude et créer son propre monde meilleur que celui d’Amma, ne s’en empare pas. Sirius est identifié au placenta d’un Nommo dont le rôle fut de circoncire Ogo, afin de rétablir le désordre qu’il avait engendré dans sa quête désordonnée. Sur un autre plan, les deux compagnons de Sirius (dont nous avons parlé plus haut) sont identifiés comme « les deux étoiles de la Connaissance ». En outre, parmi les deux compagnons, celui qui est identifié comme la plus petite graine du monde, mais aussi comme l’élément le plus lourd de l’Univers et par qui tout l’Univers fut fait, est dit constitué de la même substance que la Masse du premier Forgeron, en Sagala. Tout ceci nous montre que la tradition du Mandé, qui règle ses activités rituelles sur des événements qui ont précédé l’émergence de Sirius, du Soleil et de la Terre, présente une universalité qui dépasse une représentation se limitant à la sphère Solaire et révèle par là même son caractère Universel.
La tradition des Peuls jette un éclairage supplémentaire sur cette universalité de la Tradition du Mandé, car comme nous l’avons rapporté dans une note supra, l’état Adamique des traditions Abrahamiques correspond à un état qui procède de celui d’Homme Transcendant (Neddo). Mais Neddo est lui-même le résultat d’une synthèse primordiale de Possibilités non-manifestées qui permettront aux Possibilités de manifestation manifestables de se manifester effectivement à travers l’état Adamique. La tradition du Mandé, possède la connaissance de cette genèse primordiale, tout comme celle de la genèse qui engendrera l’Homme Adamique, ainsi que celle de la présente humanité où l’Homme vit entre le Ciel et la Terre. Mais ce qui est plus important, c’est que le processus de transformation spirituelle de cette tradition consiste précisément à intégrer les différents degrés qui font l’état Neddakou, synthèse Parfaite de l’Existence Universelle. Ce processus de transformation est effectué en deux étapes, la première étant définie comme une initiation tournée vers l’extérieure ou « ouverture des yeux[38] » qui permet d’assimiler un enseignement ésotérique en vue d’une mise en lien effective avec l’état Neddakou, puis la deuxième consistant en l’initiation intérieure, qui est vue comme « l’intégration » progressive des vingt degrés[39] réalisant de la sorte (et si les capacités propres de l’initié le permettent) la synthèse primordiale d’où procéda Neddo. Chez les Dogons par exemple, l’enseignement de ce qui est en rapport avec tout leprocessus correspondant à celui d’où procéda Neddo de la tradition Peule, est ce qui constitue la « Connaissance Profonde[40] » identifiée à la « Parole Claire[41] » qui fait l’objet d’une doctrine métaphysique considérable.
Abordons un autre aspect du symbolisme temporel. Alors que nous sommes habitués aujourd’hui à considérer les semaines faites de sept jours, Wâ Kamissoko, grand griot Mandingue, révèle qu’initialement elles étaient de cinq jours, comme cela est toujours en vigueur chez les Dogon[42]. Dans la tradition Extrême-Orientale, il existe aussi une semaine de 5 jours, bien que les activités des hommes soient mises en harmonie par rapport à un cycle de 60 termes, combinaison de 10 (2 x 5 éléments) et 12 (2 x 6 niveaux d’énergie). Ce cycle sexagésimal est utilisé pour les divisions temporelles des jours et des années, mais aujourd’hui il est généralisé aux heures et aux mois. Le Nei Tching Sou Wen, « traité de physiologie humaine », attribué à l’Empereur Houang Ti, dit ceci :
«Une période de cinq jours est appelé Heou. Trois Heou font un Tch’i,
Six Tch’i font un Cheu, Quatre Cheu font un Souei,
Et chacune de ces périodes a ses propres inducteurs[43]. Par leur harmonie, les cinq dynamismes
Que symbolisent les cinq éléments Ordonnent tout cela.
…
Le système des Heou obéit au même principe Que le cycle annuel.»
Ce n’est pour autant que la valeur sacrée du chiffre 7 soit ignorée, bien au contraire, elle est pleinement intégrée dans les rites traditionnels en Afrique Occidentale. Par exemple, le Sigui rite majeur de renouvellement du monde était[44] effectué tous les 60 ans, et dure 7 ans. De la même façon, il existe à Kangaba (de son vrai nom Kâba) petite ville à 90 km au sud de Bamako, un rite de réfection septennale du toit et des peintures de sanctuaires hautement sacrés, incluant le Kama blon dont nous avons parlé plus avant. Il y a aussi la parole proférée nommée soy qui est le même mot pour désigner le chiffre 7. Pour prolonger les notions en rapport avec la parole, signalons qu’il existe une langue spécifique au domaine initiatique, c’est la « parole noire » enseignée lors des initiations importantes. Cette parole est celle des premiers hommes et montre à nouveau que la tradition d’Afrique Occidentale du Mandé a gardé intact le dépôt de la connaissance primordiale tout en recevant des révélations successives, des « Nouvelles Paroles ». Rappelons que le système des signes dont l’enseignement est réservé aux initiés des plus hauts degrés, est une Connaissance transcendant le monde de la manifestation. Ajoutons enfin, que 7 est le chiffre de l’androgynéité, car il est la somme du chiffre mâle 3 et du chiffre femelle 4.
Quelques données, maintenant, sur le sanctuaire du Centre du Mandé. Celui-ci est identifié à un « Arbre inversé » dont les racines s’enfoncent dans le Ciel et dont le tronc et les branches se déploient dans notre Monde (la Manifestation). Le toit de ce sanctuaire est également construit intentionnellement sous la forme d’un Vortex Universel[45] (qui est en rapport avec la Vibration Primordiale qui permit l’éclosion de la manifestation[46]. Voir les Yala, Tõnu et Tõy de põ pilu supra), de plus, lors de sa réfection, il est posé dans un premier temps sur son sommet pour signifier qu’avant que la Manifestation ne procède du Principe, tout était contenu indistinctement en Lui (la tradition dit que dans cette situation « ici il n’y a rien » pour signifier qu’on est alors au-delà de la Manifestation), puis il est retourné dans sa position normale où le sommet est identifié à la tête et la jupe du toit aux pieds, ce qui permet de symboliser l’état de « recherche, de progression », car l’homme avance avec ses pieds et avec son esprit. On retrouve là des éléments métaphysiques développés dans l’enseignement initiatique du N’Domo et du Koré des Bambaras[47], que l’on ne peut manquer de rapprocher, également, de l’idéogramme Tao qui représente une tête et une succession de pas.
Idéogramme Tao et Masque du N’Domo
Quant à la réalisation des nouvelles peintures sur le mur du sanctuaire, elles commencent au Nord-Est, ce qui est conforme au début du cycle des saisons de la tradition Extrême-Orientale qui est fixé exactement à ce même angle.
Pour terminer cette étude, nous donnerons quelques éléments d’ordre historique. Tout d’abord, les récentes découvertes archéologiques ont montré que la présence des hommes en Afrique Occidentale est extrêmement ancienne (au moins 500 000 ans av J.C.), et que la maîtrise de la cuisson des céramiques et de la forge précèdent les périodes où elle a été effective en Europe et notamment en Grèce. Voilà ce que dit l’archéologue Eric Huysecom dans un article paru dans “Pour le Science[48]” :
“L’Afrique est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire de l’universel.” Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831)
Cette opinion, celle du philosophe Hegel, en 1822, semble étrange aujourd’hui. Elle traduit cependant un préjugé occidental tenace : les Africains n’auraient rien inventé et stagneraient depuis toujours au même stade de développement… Or à Ounjougou, au Mali, en 2003, nous avons découvert des fragments de céramiques dans une strate du début de l’Holocène, la période couvrant les 12 derniers millénaires. Notre étonnement a encore grandi lorsqu’à l’issue des campagnes de fouilles menées entre 2004 et 2006, nous avons obtenu pour ces tessons des datations nous renvoyant plus de 11500 ans en arrière, soit plus de 2000 ans avant l’apparition de la céramique au Proche-Orient et plus de 500 ans avant les plus anciens témoins du Sahara et de la vallée du Nil !
D’autres faits archéologiques attestent que l’Afrique, après avoir produit l’homme moderne, a aussi offert à l’humanité plusieurs innovations majeures : une métallurgie du fer dès le XIVème siècle avant notre ère, à une époque où ce métal était encore inconnu en Europe occidentale ; la domestication des bovidés dans le courant du IXème millénaire avant notre ère, soit plus de 1000 ans avant la Grèce ou le Proche-Orient et, découverte récente, l’une des céramiques les plus anciennes du monde, puisqu’elle remonte au début du Xème millénaire avant notre ère.”
La tradition du Mandé, comme nous avons pu l’apercevoir très succinctement, est une doctrine de l’Unité d’essence métaphysique et c’est en raison de sa parfaite faculté d’adaptation aux modifications des conditions d’existence qu’elle a su traverser les saisons du cycle d’humanité en gardant son intégrité. Tous les concepts métaphysiques disposent de leur propre mot dans les langues Mandingues, sans avoir recours à des appellations étrangères sauf en de rares occasions. Par exemple, l’équivalent du Wou du Wei-Wou-Wei de la tradition Extrême-Orientale pour désigner l’activité non-agissante est Fu; la Maya hindoue est désigné par le terme « Nòòrò » ; le « Juste Milieu » est défini comme « tyèmantyé » « le milieu du milieu » ; la résorption des opposés dans un principe commun, est illustrée par l’expression « Le monde est composé d’un avant et d’un arrière, mais l’avant et l’arrière se joignent au milieu ». Sur le plan métaphysique, le Principe Suprême qui ne peut être nommé en vertu de son infinité – comme le souligne la première phrase du Tao-Te-King et certains commentaires de Tchouang Tzeu[49] – ne correspond pas dans la doctrine Mandingue à Amma, puisque, comme nous l’avons vu en note 12, Amma n’est pas considéré comme la cause première. Amma est l’équivalent du T’ai Tchi de la tradition Taoïste.
L’autonomie sémantique ne signifie pas que les peuples du Mandé ne soient pas ouverts aux autres traditions et les ignorent. Les traditions Abrahamiques sont connues et considérées comme des « Paroles anciennes ». Comme le rapporte Youssouf Tata Cissé, les échanges entre les peuples (échanges principalement intellectuels) étaient beaucoup plus considérables et hiérarchisés qu’on ne le pense aujourd’hui. Les chasseurs Manding couvraient des distances considérables et l’on peut dire avec certitudes que les rapports avec l’Afrique de l’Est et le Moyen-Orient étaient très profonds. Youssouf Tata Cissé a relevé qu’un grand nombre de villages du Mandé portaient les mêmes noms que d’anciens villages de la vallée du Nil[50]. Il ne faut pas conclure pour autant que la tradition et les peuples du Mandé sont des sous-produit de la tradition Égyptienne, car ni les signes graphiques, ni les mythes, ni l’organisation sociale, n’ont de ressemblance formelle avec ce qui se trouvait en Égypte. En ce qui concerne la tradition du Mandé, les migrations qui se sont opérées à partir de l’Est, ont conduit à l’établissement d’un Empire traditionnel (le Wagadu) au moment où il y eut distinction entre l’Autorité Spirituelle et le Pouvoir Temporel, bien que le second restât légitimement sous l’autorité de la première. Mais, lorsque le Pouvoir Temporel s’est affranchi de l’Autorité Spirituelle lors du meurtre du Serpent Mythique Bida, l’Empire connut immédiatement son déclin et sa ruine (XIe siècle). Ce courant migratoire sous la forme d’une conquête guerrière entreprise par Dinga conquérant d’origine asiatique qui serait passé par l’Inde avant de se fixer à Assouan pour entreprendre une vaste conquête de tout le nord de l’Afrique, ne doit pas laisser croire non plus, que la tradition du Mandé est une adaptation ou une copie d’une tradition venue d’autres lieux et d’autres temps, car la conquête qui fut concomitante avec le règne du « Cheval » – qui peut être vu comme l’emblème du plan central (plan affectif) de l’être individualisé correspondant à une nature expansive[51] donc Royale – amena une adaptation de l’organisation sociale mais ne changea probablement pas le fond doctrinal métaphysique. C’est la doctrine exotérique, c’est-à-dire tout ce qui a rapport avec le domaine cultuel et religieux embrassant également le domaine du monde intermédiaire (celui des phénomènes magiques) qui se trouva transformé en certains lieux. Mais cela ne signifie pas que la doctrine de la Connaissance Métaphysique ait été transformée. En effet les conquérants, rencontrèrent des peuples déjà établis depuis des temps très reculés, disposant, à n’en pas douter, de leur propre doctrine métaphysique (nous voulons dire de tout l’arsenal éducatif permettant de mener l’homme à intégrer de façon plus ou moins complète l’ensemble des plans de l’Existence Universelle et à fondre sa conscience distinctive dans la Conscience Universelle). Les Maîtres de ces peuples conservèrent très certainement leur position hiérarchique dans la nouvelle organisation sociale, comme le laisse penser le titre de Maître de la Terre qui leur fut attribué. Ce qu’il faut souligner ici, c’est que la connaissance des significations du système des signes est détenue (chez les Dogon) par le Hogon, gardien du Dépôt de la Connaissance Métaphysique et détenteur de l’Autorité Spirituelle et du Pouvoir Temporel (ceci est symbolisé par le repose-tête du Hogon qui est fait d’une tige et de deux boules symbolisant de la sorte cette triade : Autorité Spirituelle-Connaissance-Pouvoir Temporel). Comme nous l’avons déjà vu, ce Roi-Pontif est responsable d’un autel sous lequel est représenté le « Tableau des Signes », pour signifier que le Hogon est détenteur de la Signification de ses signes, de la Connaissance des états Suprêmes et des Influences qui permettent aux hommes de cheminer vers les plus hauts états spirituels qui sont dévolus à chacun. Mais le Hogon n’est pas celui qui transmet l’enseignement correspondant à la première phase du processus de la transformation spirituelle. C’est le forgeron, avatar du Forgeron mythique, Maître du Feu du Ciel et responsable des initiations (phase qui conduit à la Porte du domaine purement spirituel à partir de laquelle commence la véritable élévation spirituelle). Le Forgeron, tout comme les griots, sont des intermédiaires (entre la Nom-Manifestation et la Manifestation), c’est pour cela qu’ils sont dits animés du sang du Nommo sacrifié. Chez les Bambara, les initiations en rapport avec le Pouvoir Temporel sont assurées par les Forgerons qui sont les Maîtres des sociétés d’initiation du Komo. Mais l’enseignement en rapport avec les plus hauts degrés de Réalisation Spirituelle est transmis par l’intermédiaire de l’institution du Korè[52],divisé en huit classes, où les quatre premières sont en lien avec les quatre éléments(dont l’air, le feu, la terre et l’eau sensibles sont transposés en leur Principe métaphysique) et les quatre dernières avec le domaine du Verbe et de la Connaissance des états transcendants.
Les cultes d’Afrique occidentale où interviennent le Vautour, le Serpent et l’Hyène, incarnant respectivement les trois degrés de la Manifestation et plus particulièrement les connaissances célestes, le pouvoir, le savoir humain, sont des apports étrangers venus avec Dinga dont nous avons parlé tout à l’heure. Cet ancêtre eu des jumeaux, dont l’un devint après leur migration vers le Sahel, le Serpent Bida qui apporta richesse et prospérité (suite à une alliance sacrée entre lui et son frère) à l’Empire du Wagadou sur lequel régna son frère Diabé et ses descendants en tant que Kaya Maga (Empereur). Diabé était toujours accompagné par un Vautour et une Hyène, avec lesquels il conversait[53] pour lui indiquer la conduite à tenir dans la marche de son Empire sur les plans religieux et politiques. Mais cette séparation qui s’est opérée entre Bida[54] et Diabé ainsi que l’Alliance qui en a résultée, marquent la distinction qui se manifesta à un moment particulier du cycle d’humanité entre l’Autorité Spirituelle et le Pouvoir Temporel. L’Alliance est la marque du maintien de leur rapport hiérarchique naturel malgré leur distinction. L’Empire du Wagadou s’effondra lorsque le Pouvoir Temporel se révolta contre le domaine Spirituel et décapita le Serpent Bida.
La tradition d’Afrique Occidentale ne disparut pas pour autant, d’une part parce que ce n’est que la forme exotérique qui s’est effondrée et que c’est au Mandé qu’elle retrouva une nouvelle forme d’expression sous l’impulsion du héros Soundiata qui séjourna au Wagadou avant qu’il ne bâtisse au Mandé un nouvel Empire, correspondant à une organisation sociale en affinité avec la nature de la période particulière où elle s’exprima (certainement en correspondance analogique avec la saison hivernale). Mais il ne faut pas en conclure qu’au Mandé avant l’émergence de Soundiata, il n’existait pas d’organisation sociale ni d’unité, mais au contraire supposer que la tradition s’adapta aux nouvelles conditions de temps et de lieux, modifiant la forme des cultes, mais surtout adaptant les initiations de manière à ce que la transmission de la « Connaissance Profonde » se perpétue. Le maintien de la connaissance de la Genèse, des langues ancestrales et nouvelles, de la science des peintures pariétales, du système des signes, des mouvements de l’histoire, etc.. sont autant de signes pour affirmer que la tradition d’Afrique Occidentale Mandingue est une doctrine de la Connaissance Universelle qui est restée vivante et efficiente jusqu’à nos jours et qu’elle plonge ses racines loin dans le temps et sans doute possible avant l’ère de la tradition Atlantéenne, mais pour être tout à fait exact il faut dire qu’elle prend sa source hors du temps et de l’espace, ce qui est le propre de toute tradition d’essence métaphysique.
À travers tous ces éléments, on perçoit sans difficulté que la Tradition du Mandé est bien plus qu’une tradition s’appuyant sur la magie ou des pratiques animistes[55] et qu’elle a tous les attributs d’une doctrine de l’Unité profondément métaphysique. L’exemplarité du système des signes des peuples du Mandé, capable de décrire l’existentiation de la multitude des êtres, et l’organisation catégorisée des choses par leurs essentialisation et substantialisation informelle, puis leur formation, leur dynamisation et leur corporalisation, à travers une succession de signes recevant des attributs en même temps qu’ils se spatialisent, révèlent une doctrine d’une complexité et d’une intelligence qui a de quoi nous surprendre. La doctrine du Verbe et celle des Nombres qui la complète et la parachève, ne peut tromper quant à la nature Universelle et Primordiale de la tradition d’Afrique Occidentale du Mandé.
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- Comme nous le verrons plus loins Sigui a entre autres pour étymologie, Siège, Assise. ↑
- Voir “Un système soudanais de Sirius”, In: Journal de la Société des Africanistes. 1950, tome 20 fascicule 2. pp. 273-294. ↑
- Voir plus loin. ↑
- Ce n’est bien évidemment pas une transmission venant d’extra-terrestres, mais l’accès à la réalité de tous les domaines de l’existence universelle (tant matériels que spirituels) par la transformation spirituelle des hommes. ↑
- P. Baize, Le Compagnon de Sirius, « l’Astronomie », septembre 1931, pages 383-397 ↑
- Ces donnés ont été communiquées à la mission Griaule certainement dans le but de sauvegarder le savoir théorique de la tradition du Mandé avant qu’elle ne s’éteigne complètement. ↑
- Hogon étant l’équivalent du Wang de la tradition Extrême-Orientale, est un terme qui désigne à la fois le« nombril » et la partie du repose-tête de ce Prêtre-Roi reliant deux boules symboles du Ciel et de la Terre. ↑
- Amma désigne le Principe Existentiel et correspond au concept taoïste T’ai Tchi. ↑
- In « Signes graphiques soudanais », Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, Editions Hermann. On retrouve ici la distinction faite entre Amma et le Moniteur comparable à celle faite entre le Tao et Te. ↑
- Les Bambaras l’appellent « secret de la connaissance ». ↑
- Voir « Aperçu sur la pensée Théogonique des Dogons », Dominique Zahan in « Cahiers Internationaux de Sociologie, vol VI, 1949 ↑
- « Les Dogon conçoivent un état du monde préexistant à la création et au Créateur lui-même, un état néant où la matière n’en est pas même encore réduite à sa plus simple expression qui sera un centre ou ; mieux encore, un point de départ un lieu géométrique destiné à se transformer en particule infinitésimale. »… « A ce premier état en succède un autre : le point central, résultat en quelque sorte du mouvement périphérique est, ou devient, le dieu créateur Amma. C’est dire que ce dernier est l’un des moments de la formation du monde et non le départ ou la cause première. » Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, La conception du monde et de la matièreau Soudan, Atomes, Février 1950. Chez les Peuls le Principe Suprême est appelé Guéno, bien que cette appellation soit, en quelque sorte, une première détermination qui l’identifie alors plus spécialement au Non-Être, l’Être devant alors être identifié à Doumonna Principe de la Manifestation. L’Homme Primordial (en tant qu’Homme Transcendant pourreprendre la terminologie Extrême-Orientale) est nommé Neddo, et l’Homme Adamique Kîkala (en tant qu’Homme Parfait). La Réalisation de l’état Neddo par les initiés Peuls conduit à l’Union à Guéno, car celui-là est à l’image de celui-ci, ou sous un autre point de vue, Neddo a été fait par Guéno pour qu’Il puisse se connaître Lui-même. Cf. Amadou Hampâté Ba, “Textes Initiatiques Peuls”, Editions Stock ↑
- D. Zahan ibid. ↑
- Cf. H. Abel « Déchiffrement des poids à peser l’or en Côte d’Ivoire» in « Le journal de la société des Africanistes », Tome XXII ↑
- « Le Renard Pâle », Editions Institut d’Ethnologie (1991) ↑
- « aduno liga bommõ » ↑
- « Le Renard Pâle », Institut d’ethnologie, page 65 ↑
- Air, Feu, Terre, Eau ↑
- Le Nommo primordial est considéré comme le dédoublement auquel procéda Amma, dans son désir de se Connaître. ↑
- Voir Germaine Dieterlen, « Classification des végétaux chez les Dogon », in Journal de la Société des Africanistes, Tome XXII, page 117 ↑
- « Le Renard Pâle », page 72 ↑
- ibid. ↑
- « Le Renard Pâle », page 72, c’est Marcel Griaule qui donne les indications entre parenthèses. ↑
- La tribu des Arou descend d’Amma Sérou, l’un des quatre ancêtres primordiaux de l’humanité, qui au cours de sa vie fut intronisé prêtre du Lébé (en rapport avec le serpent mythique) et porta alors le titre de Hogon pour la première fois. ↑
- Aujourd’hui, celui-ci n’exerce plus de façon effective que l’Autorité Spirituelle et délègue le Pouvoir Temporel à un forgeron qui est celui qui rend la Justice. ↑
- Germaine Dieterlen, « Le titre d’honneur des Arou », Editions Mémoires de la Société des Africanistes ↑
- Le ginna, littéralement « Grande maison », construit et sacralisé à chaque nouvelle implantation d’un groupe territorial ou lors de la fondation d’un nouveau quartier, symbolise le Nommo ressuscité, couché à plat ventre sur le sol. Les Dogon disent : « La fondation de la maison du ginna c’est le Nommo devenu vivant comme homme à plat ventre ». ↑
- Cf. Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, « Le Renard Pâle », page 461 ↑
- Cette enclume est quadrangulaire conique allongée. ↑
- Cet événement (extrêmement ancien, 106 années ; cf. étude indiquée en note 28) ne doit pas être ramené qu’à sa seule nature matérielle et temporelle, il est l’image ou le reflet d’un processus qui s’est réalisé identiquement sur les plans, alchimique, psychique, ontologique et métaphysique. La chute de la météorite eut lieu au lac Bosumtwi au Ghana. Le Forgeron est descendu plus tard sur Terre au Mandé à la suite de la première Arche qui contenait les ancêtres des premiers hommes. Le forgeron, après avoir ramassé une « pierre de feu » (appelée sagala qui est considéré comme le sang de la rate du Nommo sacrifié) pour en faire sa masse, émigra lors d’un long périple jusqu’au bord du cratère où il édifia la première forge près de l’Enclume tombée du Ciel. C’est au bord du lac qui se forma dans le cratère à la suite de la première pluie, qu’il ramassa la « hache de pluie » qu’Amma jeta sur Yurugu le Renard (qui est Ogo revenu sur Terre après le sacrifice du Nommo) pour le chasser. Il fit de cette hache son siège après avoir purifié les lieux et les eaux du lac des impuretés du Renard. Il y a ici plusieurs éléments de première importance par rapport aux orientations et aux déplacements symboliques. Tout d’abord l’Enclume après s’être enfoncée profondément en Terre ressortit et vint se ficher au Sud du point d’impact, ensuite le Forgeron descendit du Ciel au Mandé qui semble situé au Nord du point d’impact puis migra vers le Sud pour venir créer la première forge près de la Mare et de l’Enclume primordiales. ↑
- Cf. « Germaine Dieterlen, « Contribution à l’étude des forgerons en Afrique Occidentale », Annuaire EPHE, Ve section – Sciences religieuses, Tome LXXIII (1965-1966), page 11. ↑
- Par rapport à l’Empire du Wagadu, le centre a été déporté dans le cirque des monts mandingues deNyenguéma. ↑
- Sur l’universalité traditionnelle de ce symbole voir “Le Roi Dragon N°5 – Benoit – Le symbolisme traditionnel de la Tortue” ↑
- Cf. Solange de Ganay, « Le sanctuaire de Kama blon de Kangaba », Editions Nouvelles du sud, pages 83 et suivantes ↑
- Ce nombre est symbolique. ↑
- Cf. Solange de Ganay, « Le sanctuaire de Kama blon de Kangaba », Editions Nouvelles du sud ↑
- Kaba a de multiples significations étymologiques. Cf. Solange de Ganay, « Le sanctuaire Kama Blon de Kangaba », Editions Nouvelles du Sud, page 29 ↑
- que l’on en peut manquer de rapprocher du processus initiatique « d’ouverture de la conscience » de la tradition Extrême-Orientale. ↑
- Ce nombre est celui qui caractérise le processus de la tradition peul. ↑
- Terminologie Bambara, cf. Germaine Dieterlen, “Essai sur la religion Bambara”, Editions de l’Université de Bruxelles ↑
- CF. Marcel Griaule, “Le savoir des Dogon” In: Journal de la Société des Africanistes. 1952, tome 22. pp. 27-42. ↑
- bien que ceux-ci ont intégré la semaine de 7 jours, tout en gardant l’usage de leurs anciens calendriers. La nouvelle année est au solstice d’hiver, mais suivant la nature des événements à jalonner, le calendrier sera basé sur des rythmes astraux dépendant de planètes ou d’étoiles en rapport analogique avec ceux-ci. ↑
- « Nei Tching Sou Wen », ch 9, traduction Jacques André Lavier, Editions Pradès ↑
- Seuls aujourd’hui les Dogons continuent d’effectuer ce rite. ↑
- Le bonnet du Hogon des Dogon est fait d’une Spirale considérée comme le Vortex Universel et sensée représenter toutes les céréales, donc l’indéfinité des possibilités d’existence. ↑
- La parole en tant que Verbe est identifiée à cette vibration primordiale. ↑
- Cf. Dominique Zahan, « Sociétés d’initiation Bambara, le Ndomo et le Korè », Editions Mouton & Cie, 1960 ↑
- « La riche préhistoire de l’Afrique de l’Ouest. Un Néolithique ancien en Afrique de l’Ouest ? » in « Pour la science », Août 2007 n°02687 ↑
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- Au commencement, il y avait le néant de forme, l’être imperceptible ; il n’y avait aucun être sensible, et par suite aucun nom. Le premier être qui fut, fut l’Un, non-sensible, le Tao. On appelle Te norme, la vertu émanée de l’Un, qui donna naissance à tous les êtres. » (Tchouang Tzeu 12H.)
- Le Tao Verbalisé n’est pas le Tao en tant que Principe de tout ce qui est » (Lao Tzeu, Tao-Te-King, chapitre 1-A)
- Il est un être d’origine inconnue, qui exista avant le Ciel et la Terre, imperceptible et indéfini, unique et immuable, omniprésent et inaltérable, la mère de tout ce qui est. Je ne lui connais pas de nom propre, je le désigne par le mot Tao. » (Lao Tzeu, Tao-Te-King, chapitre 25.)
- Youssouf Tata Cissé, « La confrérie des chasseurs Malinké et Bambara », Annexe IV ↑
- Cet aspect expansif et affectif est renforcé par le fait que l’établissement du nouveau Pouvoir Temporel est conclu par une alliance matrimoniale, l’homme conquérant se marie avec une femme du peuple établi immuablement sur sa Terre. ↑
- La restructuration des dyow (sociétés d’initiations) Bambara, eu lieu sous l’impulsion de Makan Tâ Dyigui (titre qui signifie littéralement « Djigui qui se rendit à La Mecque ») au IIème siècle de notre ère. ↑
- Pour signifier qu’il maîtrisait la « langue des oiseaux » mais aussi celle des animaux terrestres. ↑
- Il est intéressant de noter que Bida vivait dans un gouffre, donc caché, ce qui souligne que durant la fin d’un cycle d’humanité, le Centre du Monde est caché et que le lien avec celui-ci est maintenu grâce à une Alliance sacrée. ↑
- bien que cela puisse se rencontrer en certains lieux, mais qui ne doivent nullement être pris comme une généralité. C’est le fait qu’il existe encore, même de façon extrêmement réduite, un enseignement de la doctrine métaphysique qui permet de qualifier les peuples du Mandé comme authentiquement traditionnels. ↑
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