Le Roi Dragon N°2 – le débroussaillage du vieux chemin
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Comment allons-nous entreprendre le débroussaillage du vieux chemin dont nous parlions dans le précédent éditorial du Roi Dragon Magazine ? Les ronces qui le masquent semblent impénétrables et indestructibles. Existe-t-il d’ailleurs un chemin menant vers un état de vie hors du commun ?
Il est bien difficile de se faire une idée à ce sujet, car parmi l’inextricable enchevêtrement se dressant devant notre entendement, il y a nos propres préjugés, nos propres mésinterpétrations sur le sens de l’existence, nos propres leurres, repoussant à toujours plus tard le moment du questionnement à entreprendre pour quêter l’essence de l’homme, les raisons de son émergence et de sa fin.
Il est vrai que nous pouvons très facilement nous arrêter aux seules considérations sur la maîtrise exécutoire des techniques dont on use dans les voies traditionnelles, sans s’intéresser aux perspectives spirituelles qu’elles offrent. C’est un positionnement tout à fait respectable. D’une part parce que la Maîtrise technique constitue le socle, la base de la spiritualité qui intègre pleinement l’importance des modalités corporelles[1] qui sont l’expression, dans le domaine substantiel, de fonctions principielles de l’existence. Ces modalités corporelles sont également le support des composantes psychiques qui, rendues pures de tout mélange et de tout déficit, auront la faculté de se nouer à l’Âme Universelle (ceci a rapport à la notion des “cordons du lien de l’âme” individuelle et Universelle dont parle O’Sensei dans ses conférences) si l’être s’y prend de la bonne manière. La Maîtrise, dans son sens le plus pur, n’est rien d’autre que la Parfaite mise en accord de toutes les modalités de l’être avec l’ordonnancement harmonieux de tout ce qui fait l’Existence : Une Manière d’être en état de résonance harmonique avec la Cohésion Universelle.
D’autre part, parce que nul n’a l’obligation, si ce n’est vis-à-vis de son propre accomplissement, de réaliser les plus hauts degrés de fusion à la Cohésion Universelle. Cela ne doit cependant pas nous faire oublier que les grands Maîtres et les grands Sages de tout temps et sur toute la Terre, ont évoqué les possibilités pour l’homme de changer sa participation existentielle au monde. Aussi, ne pouvons-nous esquiver même un léger questionnement à ce propos, et cela nous conduit irrémédiablement à nous interroger sur la représentation que l’on se fait de l’existence et de la réalité ultime.
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Nous nous trouvons alors pris en tenaille entre deux discours : Celui qui identifie la Réalité à ce qui n’est saisi que par les seuls sens corporels et énonce cette Réalité comme procédant uniquement d’un Pôle substantiel, et celui qui identifie la Réalité à quelque chose dont le corps serait exclu, et énonce cette Réalité comme procédant uniquement d’un Pôle immatériel.
Pourtant, l’enseignement traditionnel tel que celui dispensé par l’Aïkido, ne nous demande pas de donner raison à l’un ou l’autre des discours, mais il nous propose de nous transformer existentiellement (en conscience, énergétiquement) par une science appropriée[2] pour expérimenter de nouveaux états de conscience et de participation existentielle, de manière à vivre des degrés toujours plus profonds de l’Ultime Réalité. Il semble que l’exploration des domaines voilés de la Réalité soit possible en établissant en soi un état de plénitude constitutionnel et en mettant à l’unisson nos propres rythmes avec ceux de l’ordonnancement universel. Et il semble que de cette opération complexe et terriblement exigeante, résulte une modification de notre énergie vitale. Celle-ci que nous pensions à priori restreinte aux seules modalités individuelles pourrait se fondre progressivement et par paliers successifs dans un Ki[3] bien plus vaste.
Dans “L’Art de l’Aïkido”, Kishomaru Ueshiba DoShu rappelle au sujet du concept de Ki-Soku ( souffle-énergie), que :
“Les sages des temps anciens enseignaient que “le ki est la source de l’énergie vitale; qu’il est le principe de vie qui se répand dans toutes les formes d’existence.” Le Soku appelé aussi Iki, est le cœur de la respiration indispensable à la vie. Depuis le commencement de la création, le ki et le soku sont demeurés indissociables. De cette harmonie première, surgit la nature dans toute sa diversité. Cette harmonie essentielle est le fondement de la Voie de la bravoure martiale, et la clé de l’aïki, “l’unité idéale”. Le souffle-énergie de l’Aïki est à son maximum lorsque le ki et le soku sont unifiés.”
Le Fondateur formulait cette équation de la façon suivante :
“le ki, l’esprit et le corps de l’homme doivent être unis harmonieusement à tous les phénomènes au travers du fonctionnement merveilleux du ki universel.”
Tchoang-Tzeu énonce quant à lui :
« Le principe de vie, c’est la pureté et l’intégrité qui le conservent. Pureté veut dire absence de tout mélange, intégrité signifie absence de tout déficit. Celui dont l’esprit vital est parfaitement intègre et pur, celui-là est un Homme vrai.[4]»
Pour nous qui cheminons sur une voie traditionnelle, c’est en l’existence d’une possibilité de changer notre mode d’être et notre participation au monde que nous devons avoir foi. Attention, il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas simplement d’une compréhension intellectuelle et médiate, mais d’un changement radical de perception du monde et d’implication dans le monde.
Dans son traité “Le livre de l’extinction dans la contemplation”, le Cheikh al-Akbar ibn Arabî énonce ceci :
« Alors le voile est enlevé, et ce qui avait été caché est mis à découvert ! Alors est défait le bandeau, retiré le verrou, ouverte la serrure ! Alors les « aspirations-énergies » propres à cet autre mode s’unifient pour scruter la Réalité Une (al-Haqîqatu-l-Ahadiyya), et l’être ne conçoit plus qu’une seule « aspiration » (hamm wâhid) et rien d’autre. De cette « aspiration » unique procèdent des influences qui portent effet sur la Réalité Pure (al-Haqîqa).»
Évidemment tout ceci achoppe durement avec tout ce qui nous est enseigné par le mode de pensée qui prévaut dans nos sociétés technologiques où l’homme ne semble pas avoir d’autre perspective que de rester esclave de sa conscience distinctive (celle qui le fait être distinct de tout ce qui constitue son extérieur), prisonnier d’un monde pour lequel tout ce qui y est discernable et intelligible trouverait son explication dans un processus qui émergerait des profondeurs de la matière. Prisonnier d’un monde où toute la complexité de l’être, partant de l’agrégat de ses composés substantiels en allant jusqu’à la conscience d’être (celle que ce composé substantiel a de sa propre quiddité en un lieu et en un temps) en passant par le discernement, le beau, le bien, l’empathie, l’intelligibilité, la faculté de se faire son propre objet de contemplation, l’émerveillement, la volonté, tout ceci donc résulterait de l’inintelligence de la matière, de la pure plasticité de la Substance. Prisonnier d’un monde qui serait sans mystères et sans merveilleux, deux aspects qui auraient été rattachés à la Réalité par les anciens hommes dont l’ignorance et la peur les maintenaient enfermés dans la croyance.
Pourtant l’enseignement traditionnel vise précisément à faire sortir l’homme de la croyance pour le faire entrer dans la Connaissance des mystères de l’existentiation par une transformation expérimentale extraordinaire.
Aujourd’hui, lorsque l’on commence la pratique d’un art martial ou d’une voie traditionnelle, on est loin d’imaginer ce que recouvre cet enseignement, ce vers quoi mène cette éducation intégrale. On a mis tellement de lieux communs et d’images d’Épinal sur le processus de réalisation spirituelle, qu’on est tenté de voir celle-ci comme une gentille promenade, comme un sentiment diffus, comme un retrait du monde, ou encore comme une pure affabulation. Pourtant c’est tout l’opposé de cela : Il semble qu’il faille identifier cette transformation à la Grande Guerre pour reprendre une terminologie de l’ésotérisme Islamique, à ce qui conduit à devenir le Monde même, à ce qui nous débarrasse de toutes nos illusions.
Oui ! C’est une guerre impitoyable contre tout ce qui nous maintient dans la croyance que ce qui nous fait dire “Je”, est la cause et la fin d’un empire intérieur qui nous serait entièrement soumis. Pourtant nous savons bien que nous ne sommes en tant qu’individus que les sujets occasionnels de la cohésion universelle, que nous devons prélever des vies dans notre extérieur pour que notre empire individuel perdure[5], que nous établissons des liens psychiques extrêmement puissants avec nos ascendants et nos descendants, que la plus petite de nos actions induit nécessairement des réactions, et que de la façon dont nous nous nourrissons (au sens le plus large du terme) dépend la qualité de notre équilibre existentiel.
Et aussi extraordinaire que cela puisse paraître, la victoire s’obtient par la quête du Geste Parfait lors de l’exécution de techniques traditionnelles qui sont en résonance harmonique avec tout ce qui donne cohésion à la multitude tout en étant à proximité des cordons du lien de l’Âme Universelle. Et cette quête conduit nécessairement au renoncement à son importance propre en réduisant son moi distinct et son mouvement particulier à presque rien, pour paraphraser un commentaire de Tchoang-Tzeu. En effet il n’y a qu’en cet état que le geste d’une technique martiale devient Parfait parce qu’alors, l’être oublieux de lui même[6], agit spontanément en fonction d’une connaissance intuitive et immédiate (résultant de l’état Nen) de ce qui est requis par toutes les composantes de la situation présente (connaissance intuitive parvenant en son cœur par les cordons du lien de l’Âme Universelle) et non pas en fonction de ce qu’il croit devoir faire après une réflexion théorique et analytique[7].
“C’est au travers d’un entraînement sincère et sérieux, s’attachant aux principes de l’aïkido, que le pratiquant pourra accéder à l’unité du ki, du corps et de l’esprit, générant alors un flux d’énergie puissant. Morihei qualifiait cet état mental de nen. Cette forme de nen, au coeur du ki universel, donne naissance à une puissance insoupçonnée. Elle génère une sorte d’intuition qui permet de répondre dans l’instant à n’importe quelle contingence. Lorsque cet état de pure intuition – dont il est fait référence dans les arts martiaux japonais sous la forme symbolique de « l’eau qui dort/le miroir étincelant[8] » – est atteint, le pratiquant d’aïkido sincère perçoit au plus profond de lui la signification de la devise de Morihei, Masakatsu Agatsu Hatsuhayabi : « la Vraie Victoire est la Victoire sur Soi, Jour de la Victoire Éclair ! » Ce qui implique de « toujours sortir victorieux sans combattre, quel que soit le moment ou la situation !»”[9]
Lorsque l’être est établi dans l’état Nen (de clairvoyance), il peut réaliser le Takemusu Aïki (un Aïkido enfanté Célestement), parce qu’il reçoit en son cœur, de la source même de la plus haute Réalité, (grâce à la ligature opérée entre les cordons du lien de son âme et ceux de l’Âme Universelle) la forme du Geste Parfait et peut alors l’exécuter sans déformation[10]. Plus exactement, l’être « n’est pas autre » que la Réalité Universelle et acte nécessairement ce qui s’y accorde sans aucune analyse. Et ce qu’il y a de supérieur dans la perspective de l’Aïkido, c’est que cette Perfection exécutoire transforme l’agression de l’attaquant en un Agissement Merveilleux[11] (妙用 myôyô), c’est-à-dire en la plus haute victoire qui puisse être obtenue : celle de l’établissement de la Paix sans destruction, celle où l’agresseur trouve sa propre Paix intérieure dans le constat du Merveilleux de l’Agissement. D’ailleurs un être belliqueux n’est-il pas un être qui exige plus que tout autre de faire le constat d’une possible Réalité Merveilleuse. N’est-ce d’ailleurs pas parce que les hommes contemporains sont pris d’une paresse spirituelle, n’est-ce pas parce que ceux qui sont intrinsèquement dévolus à accéder au Merveilleux ne quêtent plus la transformation existentielle les y conduisant, qu’aujourd’hui règne une grande colère qui attend l’apaisement de l’action spirituelle ?
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- « Jusqu’ici c’était l’âme corporelle qui était à la surface, mais maintenant le travail de la divinité interne faisant du corps un organe de création, réalisera le misogi par le corps. », Takemusu Aïki, Morihei Ueshiba, Editions du Cénacle,Vol II, page 87. ↑
- « En s’entraînant à fondre le Ki du vide avec le ki du véritable vide au sein de la technique et de sa propre nature, réalisant la science au-delà de la technique, les techniques d’une variété miraculeuse se produisent. Le fait de cet entraînement, c’est l’aiki de Takemusu. En même temps, par cette méthode, on achève complètement la mission qui nous a été concédée en ce monde. », Takemusu Aïki, Morihei Ueshiba, Editions du Cénacle,Vol III, page 78. ↑
- “Le Ki du véritable vide” dont il est fait mention dans l’extrait de la note précédente. ↑
- Tchoang-Tzeu 15-B ↑
- « En assimilant les produits animaux et végétaux, l’homme a conscience d’accroître le contact avec le monde extérieur et de régénérer ses principes spirituels comme son corps. », « L’alimentation dogon », Germaine Dieterlen, In: Cahiers d’études africaines. Vol. 1 N°3. 1960. pp. 46-89« La chaleur monte dans les airs / Se mélange à la brume / Et, avec terre et air, / Donne de belles et vertes pousses, / Nourriture des animaux, qui en eux se transforment, / Mangés, ils se transmuent dans l’homme. », “La Roseraie du Mystère”, Shaykh Sa’ud-Dtn Mahmûd Shabestarî ↑
- Voir la vidéo ci-contre où il est question de cet état : http://youtu.be/M-aD3lQ7RVY ↑
- « Confucius admirait la cataracte de Lu-leang. Tombant de trente fois la hauteur d’un homme, elle produisait un torrent écumant dans un chenal long de quarante stades, si tourmenté que ni tortue ni caïman ni poisson même, ne pouvaient s’y ébattre. Soudain Confucius vit un homme qui nageait parmi les remous. Le prenant pour un désespéré qui avait voulu se noyer, il dit à ses disciples de suivre la berge, pour le retirer de l’eau, si possible. Quelques centaines de pas plus bas, l’homme sortit de l’eau lui-même, dénoua sa chevelure pour la faire sécher, et se mit à marcher en chantant. Confucius l’ayant rejoint, lui dit :— J’ai failli vous prendre pour un être transcendant, mais maintenant je vois que vous êtes un homme. Comment peut-on arriver à se mouvoir dans l’eau avec une aisance pareille ? Veuillez me dire votre secret.— Je n’ai pas de secret, dit l’homme. Je commençai par nager méthodiquement ; puis la chose me devint naturelle ; maintenant je flotte comme un être aquatique : Je fais corps avec l’eau, descendant avec le tourbillon, remontant dans le remous. Je suis le mouvement de l’eau, non ma volonté propre. Voilà tout mon secret.. Je voulus apprendre à nager, étant né au bord de cette eau. A force de nager, la chose me devint naturelle. Depuis que j’ai perdu toute notion de ce que je fais pour nager, je suis dans l’eau comme dans mon élément, et l’eau me supporte parce que je suis un avec elle. », Tchoang-Tzeu 19-I ↑
- Cet état peut être mis en relation avec les commentaires Taoïstes suivants : “— A qui demeure dans son néant (de forme intérieure, état indéterminé), tous les êtres se manifestent. Il est sensible à leur impression comme une eau tranquille ; il les reflète comme un miroir ; il les répète comme un écho. Uni au Principe, il est en harmonie par lui, avec tous les êtres. Uni au Principe, il connaît tout par les raisons générales supérieures, et n’use plus, par suite, de ses divers sens, pour connaître en particulier et en détail. La vraie raison des choses est invisible, insaisissable, indéfinissable, indéterminable. Seul l’esprit rétabli dans l’état de simplicité naturelle parfaite, peut l’entrevoir confusément dans la contemplation profonde. Après cette révélation, ne plus rien vouloir et ne plus rien faire, voilà la vraie science et le vrai talent. (Lie-Tzeu)”“Le cœur du Sage, parfaitement calme, est comme un miroir, qui reflète le ciel et la terre, tous les êtres. Vide, paix, contentement, apathie, silence, vue globale, non-intervention ; cet ensemble est la formule de l’influx du ciel et de la terre, du Principe. (Tchoang-Tzeu)” ↑
- Kishomaru Ueshiba, “L’Art de l’Aïkido”, Budo Editions, page 83 ↑
- Cet état de Maîtrise ne peut être obtenu qu’après un très long entraînement (couvrant une grande partie du cycle de la vie). Cet entraînement sincère et rigoureux doit être effectué en totale affinité avec le Doshu qui est celui par qui s’établit le lien avec l’Âme Universelle. Il doit en outre être entrepris de manière à renforcer définitivement les carences constitutives et à mettre en ordre les modalités individuelles (un corps intègre, une énergie profonde et vivace, une âme pacifiée, un intellect clairvoyant). De cette purification pourra naître éventuellement un changement de participation au monde. ↑
- Voir l’article “En chemin vers l’agissement merveilleux” dans ce numéro du Roi Dragon Magazine. ↑
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