N°1 – Thomas – La traversée des fleuves dans la pensée traditionnelle de l’Antiquité
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Dans la pensée traditionnelle de l’Antiquité, le fleuve est par excellence l’incarnation de l’obstacle infranchissable qui s’impose comme une limite à toute chose. C’est un principe qui s’explique d’abord par sa puissance incontrôlable qui pousse les Anciens à considérer les fleuves comme des divinités secondaires, dont les représentations (le taureau par exemple) insistent souvent sur leur impétuosité, et dont il faut se concilier les faveurs par un culte. Ils servent alors de barrière : nombreux sont les récits, en particulier militaires, qui parcourent cette thématique (à commencer par le fameux passage du Rubicon, franchi par Jules César avec son armée en dépit des lois romaines).
Le fleuve devient donc une frontière entre deux espaces, entre deux mondes ; et, logiquement, il symbolise par métaphore le passage entre les deux mondes, celui des vivants et celui des morts. En effet, pas moins de cinq fleuves cernent le monde des Enfers, et mettent en exergue cette notion de frontière dont la question du franchissement constitue le thème principal. Les morts doivent d’abord franchir, selon les légendes, ou le Styx, fleuve de l’Horreur et de la Haine qui s’enfonce dans les Enfers, ou l’Achéron, fleuve de l’Affliction, sur la barque du nocher Charon auquel il faut donner une obole. Seuls les ombres des morts peuvent emprunter cette barque ; mais si l’aller est soumis à des conditions rigoureuses, le retour est impossible, à l’exception près de quelques rares héros, ce qui confère à ces fleuves la fonction de barrière et de premier gardien des Enfers.
L’Achéron reçoit deux affluents : le Cocyte, sur les bords duquel les âmes des défunts sans sépulture doivent attendre cent ans avant d’accéder au Tribunal décidant de leur destin définitif, toujours dans cette logique de séparation des deux mondes. Il est nommé fleuve des gémissements et on le dit formé par les larmes des âmes en repentir.
Le Phlégéton, fleuve littéralement « enflammé » (qui reçoit parfois l’attribut redondant Pyriphlégéton, du grec pyr, le feu) est l’autre affluent de l’Achéron : il est sans surprise perçu comme le fleuve le plus désagréable et nuisible, et il entoure le Tartare, la prison des criminels et autres malheureux condamnés par le Tribunal des Enfers. Infranchissable, il pousse à son paroxysme la conception du fleuve comme barrière entre deux mondes.
Quoique le Léthé s’inscrive dans la même logique, mais de façon plus délicate : fleuve de l’Oubli, il sépare, une nouvelle fois, les Enfers du monde des vivants, mais dans l’autre sens : il s’agit du fleuve traversé dans le processus de réincarnation, de retour à la vie, par les âmes des Justes qui perdent tout souvenir de leur existence passée en buvant de ses eaux.
Ainsi, l’omniprésence des fleuves dans le monde des Enfers désigne leur symbolique de frontière, de barrière, franchie dans le cadre d’un processus de passage d’un espace à un autre, et, au paroxysme, d’un monde à un autre.
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