N°16 – Ernst Zürcher – Entrer en forêt – un pèlerinage aux sources

Ernst Zürcher allie beaucoup de qualités, celle de l’ingénieur, du scientifique et du professeur émérite. Mais, sans doute, celle qui prime avant toutes celles-là, est-ce sa profonde empathie avec les êtres qui font la nature et plus particulièrement les arbres. Parce que les anciens ont vécu ce même lien puissant avec eux, parce qu’ils les ont pleinement intégrés dans la rythmicité de leur vie sociale, éducative, initiatique et spirituelle, il ne pouvait être fait l’économie d’une exploration scientifique des données inscrites dans les sources traditionnelles. “Entrer en forêt” d’Ernst Zürcher nous convie donc, non seulement à prendre conscience des rythmes insoupçonnables qui animent et relient le vivant, mais aussi à entrer physiquement en rythme avec le peuple de la forêt. Je vous invite à prolonger cette quête par le très précieux ouvrage de l’auteur, “Les Arbres, entre Visible et Invisible” qui lève le voile sur la nature subtile et réelle de la respiration harmonique des arbres avec les cycles du Ciel et de la Terre.

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Ingénieur forestier, docteur en sciences naturelles, professeur et chercheur en sciences du bois à la Haute École spécialisée bernoise, chargé de cours à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ).

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Dans les pâturages boisés du Jura, c’est en hiver que les grands épicéas isolés se présentent à nous sous une forme particulièrement imposante. Chacune de ses branches couvertes d’un épais coussin de neige, cet arbre se transforme alors en une impénétrable pyramide de cristal immaculé. Le bas de sa moelleuse couronne blanche se prolonge dans le manteau que le ciel a déposé sur la terre – un habit épais étrangement lumineux les nuits de pleine lune.

C’est là un des endroits que choisit l’ours, le seul animal supérieur qui hiberne, pour passer l’hiver dans les grandes forêts sauvages. En effet, il peut s’installer dans une grotte ou se contenter d’un gros tronc creux, mais il lui arrive de se construire une litière de mousses et de certaines herbes contre le pied d’un grand épicéa, à l’abri des branches basses, où la neige en s’accumulant forme un igloo.

Dormir, et particulièrement hiberner ainsi, c’est un peu comme se réfugier à nouveau dans le giron maternel, se mettre sous la protection apaisante des enveloppes d’une enfance heureuse.

Une telle expérience de protection, nous pouvons aussi la vivre en été, lorsque pour échapper à la chaleur des pleins champs, nous dirigeons nos pas vers une dense forêt de feuillus. Passée la lisière, nous sommes alors accueillis dans un autre monde, qui nous baigne de calme et de fraîcheur. Les fûts argentés des hêtres forment ici les colonnes d’une cathédrale à la voûte de verdure. Là encore, c’est comme un retour aux sources, c’est remonter à des temps immémoriaux. C’est se voir marcher dans un temple de la nature où tout nous dépasse – mais nous accueille à la fois. Dans ce temple, le temps ralenti nous invite à penser en termes de siècles plutôt qu’en jours encombrés de soucis éphémères.

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Cette grande forêt sereine est le fruit de fertiles partenariats entre des géants – les arbres – et des travailleurs de l’invisible – les microorganismes du sol et les champignons. Ici, aucun conflit n’oppose le « bien » au « mal », puisque la mort et la décomposition – phases essentielles de la formation des sols – donnent le substrat pour une vie nouvelle plus riche encore !

Une autre expérience s’offre encore à nous, un pèlerinage consistant à se mettre en chemin et à marcher. Pour faciliter cette expérience, la forêt nous aura invités, au moment de passer la lisière, à nous servir d’un beau bâton bien droit de noisetier.

Que se passe-t-il lorsque nous avançons d’un bon pas, rythmé par notre léger bâton de pèlerin ? Il s’installe spontanément une cadence de 4 à 1 : après chaque fois quatre pas, notre bâton viendra se planter à nouveau à côté du pied gauche – si nous sommes gauchers et tenons le bâton dans cette main par exemple. Le mouvement des bras (et par là de notre cage thoracique) s’effectue donc dans une fréquence de 1 à 4 par rapport à celui des jambes.

Or, la chronobiologie humaine connaît un rapport identique entre la fréquence respiratoire et la fréquence cardiaque. Les chercheurs considèrent une synchronisation nocturne (en phase de régénération) entre le cœur et les poumons autour du nombre entier 4.0 (le « quotient pouls – respiration ») comme étant idéalement équilibrée et reflet d’une bonne santé.

Lorsque nous marchons d’un bon pas, nous faisons environ 100 pas par minute, en foulées de 0.75 m environ, dépendant de la taille de notre corps. Pendant chaque minute, nous allons donc inspirer et expirer profondément 25 fois.

Fait curieux et peu connu, mais probablement beaucoup plus important qu’il n’y paraît pour expliquer les bienfaits de la marche : à cette vitesse, la fréquence cardiaque s’ajuste effectivement – comme celle des pas – autour de 100 pulsations par minute. Par cette marche, nous sommes ainsi dans un processus actif de réajustement de notre fréquence cardiaque à notre fréquence respiratoire dans leur rapport idéal, et ceci pendant toutes les heures que pourra durer notre randonnée. Est-ce là la raison pour laquelle cette activité fondamentalement humaine nous gratifie paradoxalement d’une telle énergie ?

Autre fait curieux, touchant à ce que certains nomment « la géométrie sacrée » et aux dimensions de l’Homme par rapport à celles de la Terre : – si nous marchions à cette vitesse moyenne jour et nuit pendant une année, nos pas (de 0.75 m) couvriraient une distance de 39’420’000 mètres, soit 39’420 kilomètres, soit pratiquement la circonférence de la Terre sur laquelle nous vivons (qui est de presque exactement 40’000 kilomètres, puisqu’elle avait servi à l’époque à la définition du mètre comme unité de mesure).

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La marche en forêt représente ainsi bien plus qu’une simple balade sans but particulier. Par son cadre, elle nous procure un apaisement tel que nous ne le trouvons plus dans notre monde technicisé. Par son caractère actif, elle nous donne le moyen de ré-harmoniser nos rythmes vitaux et de nous mettre en phase avec cette belle Terre qui nous héberge et avec la Création englobant les infinis d’un Cosmos en constant devenir.

Voici probablement qui explique en partie le succès de la thérapie forestière japonaise sous contrôle médical – le shinrin-yoku, ou « bain de forêt » inspiré par les pratiques shintoïstes et bouddhistes – thérapie rencontrant un succès grandissant, hors du Japon également.

Par une immersion active dans la nature, par une approche faisant appel à tous les sens et par une pensée personnelle reliant les perceptions et les observations entre elles et au tout dont elles font partie, je réalise que le fait de vivre le monde et de le penser me met en lien subtil avec l’Esprit qui l’anime.

Ernst Zürcher

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