N°3 – Thomas – Le système des temps dans les langues anciennes

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 La façon et la rigueur par lesquelles est conçu le système des temps d’une langue est le premier apport que nous pouvons examiner pour comprendre la conception par un peuple du temps en général, ce qui éclaire la manière dont se construit sa pensée. Beaucoup des systèmes que nous connaissons dérivent, bien entendu, des langues anciennes bien connues, mais les langues anglo-saxonnes, par exemple, présentent des principes qui peuvent leur être comparés. Nous présenterons rapidement aujourd’hui le cas du latin, le plus simple et le plus proche du nôtre ; il permet de mettre en lumière de façon simple (car il n’en reste que les bases) un fonctionnement transversal à des systèmes provenant pourtant de sources très diverses, ce qui éclaire un aspect essentiel de la conception du temps dans la pensée humaine.

Le système latin s’organise autour de trois voix (l’actif, le passif et le déponent), de deux modes principaux : l’indicatif et subjonctif (laissons de côté l’impératif et les modes non personnels) qui distinguent en résumé l’expression de faits réels d’une part, envisagés par l’esprit d’autre part (voulus, possibles, souhaitables, non réalisés…) ; cette distinction se retrouve d’ailleurs dans notre langue. Enfin les temps s’organisent dans deux groupes qui fonctionnent de manière parallèle : l’infectum et le perfectum, sur lesquels nous portons notre attention.

Ce sont ces deux groupes qui régissent véritablement l’organisation du système verbal : chaque verbe dispose en effet d’un radical d’infectum et d’un radical de perfectum. Sur ce radical sont formés les divers temps (trois à l’indicatif, à peu près présent, passé et futur, deux seulement au subjonctif). Par commodité, réduisons l’ensemble à la voix active et à l’indicatif : le reste fonctionne analogiquement.

Qu’est-ce donc que ces deux mots infectum et perfectum ? En fait, il s’agit de ce qu’on appelle une question d’aspect. L’aspect d’un verbe indique où en sont l’action ou l’état par rapport à leur développement : en cours, à leur début, une fois terminés… Ces deux mots sont formés sur le participe passé du verbe facere (faire), factum (fait) ; le préfixe privatif in-, répandu en français, indique que l’action dans les temps de l’infectum n’est pas accomplie (« non-faite »), donc qu’elle est en cours. Au contraire, le préfixe per- (qui exprime le dépassement) indique que l’action dans les temps du perfectum est « complètement accomplie », donc qu’elle est achevée. Le latin s’organise donc à l’origine sur la distinction accompli – non accompli (à l’origine, car les valeurs des temps ont ensuite évolué). Or, on retrouve cette nuance dans de très nombreuses langues, y compris dans des systèmes qui ne dérivent pas du latin : pensez par exemple à l’anglais et à sa forme progressive en -ing qui se distingue du présent simple. Pensez aussi à ce que signalait Tony dans son article du Roi Dragon, N°1 : « Quelques éléments sur la langue japonaise » :

Il n’existe que 2 temps : « l’accompli » et le « non-accompli ». Ce n’est que le sens de la phrase qui déterminera les valeurs « passé », « présent » ou « futur ». 

Nous revenons à nos deux aspects. Voilà au moins un élément dont la logique n’est pas du tout l’opposé de ce que nous connaissons !

Pour ne pas tronquer le système latin, il reste à signaler qu’au sein de ces deux groupes, le latin différencie pour sa part dans sa conjugaison trois temps, deux à deux symétriques : un présent, un passé et un futur. Intervient ici une deuxième logique qui a parfois pris le pas sur la distinction fondamentale entre infectum et perfectum : celle des temps relatifs et absolus.

Infectum Perfectum

Présent

Imparfait

Futur

Parfait

Plus-que-parfait

Futur antérieur

Dans l’infectum, le présent indique l’action ou l’état en cours au moment de l’énonciation (le moment où l’on parle). La notion en cours peut recouvrir plusieurs cas de figure : il court = il est en train de courir ou il court tous les matins. Le passé, qui se trouve être l’imparfait, désigne le même déroulement de l’action ou de l’état dans le passé. C’est un temps relatif qui se situe par rapport au présent. Enfin le futur I a le plus souvent perdu son aspect d’infectum pour ne garder que la valeur temporelle et absolue de l’avenir.

Dans le perfectum, le temps de référence est le parfait. Il est symétrique au présent. Pensez d’ailleurs à l’anglais et à son present perfect qui correspond au parfait latin ! Il indique d’abord, comme parfait propre, l’action achevée, c’est-à-dire le résultat présent d’une action passée – soit d’un passé immédiat à résultat éphémère, soit d’un passé ancien à résultat durable. Par exemple, pensez au célèbre il a vécu signifiant il est mort. Cependant, le parfait est employé aussi dans un autre type de cas, avec une valeur temporelle qui néglige l’aspect et ne garde que la constatation froide d’un fait objectif situé dans le passé. Le plus-que-parfait est symétrique à l’imparfait de l’infectum : c’est le passé du perfectum, il exprime donc l’action qui était accomplie dans le passé et qui se trouve ainsi antérieure à une autre action passée. Il s’agit d’un temps relatif, situé a priori par rapport au parfait. Enfin, le futur II ou futur antérieur devient dans le perfectum un temps relatif puisqu’il exprime une action qui sera achevée à un moment ultérieur, par rapport auquel il se situe.

Notons que le latin a, contrairement au grec par exemple, beaucoup perdu du système des aspects, ce qui est à l’origine de certaines de ces confusions, comme celle du parfait qui réunit en un seul temps des valeurs très différentes.

Je vous laisse méditer sur les rapprochements (ou les oppositions) que vous pourriez faire avec le français ou des langues étrangères que vous connaissez…

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