N°9 – Philippe – Du dépassement de soi et de la transcendance

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Lorsque l’on considère l’état de maîtrise dans quelque art traditionnel que ce soit, il arrive fréquemment que la notion de transcendance soit évoquée. Mais on l’invoque aussi lorsqu’il est question d’un dépassement de soi lorsqu’une épreuve particulière a nécessité un effort extraordinaire.

Cependant ne doit-on pas se demander si tous les dépassements conduisent nécessairement à l’état de transcendance et notamment tel qu’il est envisagé dans la pensée traditionnelle et plus particulièrement dans la tradition extrême-orientale ? Disons-le dès à présent, en Aïkido cet état correspond à l’état TakemusuAïki, que je traduis personnellement par l’état “d’enfantement céleste des techniques d’Aïki”.

Nous savons que pour se rapprocher de l’état où les techniques deviennent parfaitement naturelles et spontanées (comme cela est le cas, par exemple, en Aïkido ou pour la maîtrise d’un instrument de musique), il est nécessaire du suivre un apprentissage d’une rigueur et d’une intensité sans précédent lors duquel on sera amené à traverser contentements et désespoirs.

Pourtant on associe souvent la transcendance à un processus intellectuel qui serait poussé au-delà de son maximum. D’autres fois on imagine qu’elle survient lorsque l’on doit aller au-delà des limites de ses possibilités physiques. D’autre fois enfin on pense qu’elle se produit lorsque l’être est contraint de vivre des conditions psychiques extrêmes. Dans tous les cas cet état transcendant est envisagé comme un processus inconscient qui se produirait – suivant le plan de l’être préférentiellement envisagé – dans le cerveau, dans le corps ou dans la psyché, et mènerait à une impression temporaire d’adhésion à l’universalité. Dans tous ces cas, ce processus reste entièrement restreint à l’individualité et entièrement produit par elle.

Pour la tradition Taoïste (mais cela se retrouve dans d’autres traditions vivant une doctrine de l’Unité) la transcendance est vue comme un état permanent auquel on accède par une succession de transformations existentielles grâce à un enseignement impliquant toutes les modalités de l’être (physiques, psychiques, intellectuelles, spirituelles) qui conduit à une modification de sa conscience d’être et de son mode de participation au monde. Cet enseignement est considéré comme une science ultime s’appuyant sur une méthodologie rigoureuse, faisant traverser (sans qu’il n’y ait aucun systématisme dans ce processus1) une succession d’états auxquels des noms symboliques ont été donnés et pour lesquels des facultés permanentes parfaitement identifiables sont inhérentes. Comme je le rapporte dans mon ouvrage “Comprendre l’Essence du Budo” en page 131, la tradition extrême-orientale retient plusieurs découpages pour énumérer les états menant à celui d’Homme Transcendant. La tradition évoque entre-autres le découpage en analogie avec le Ternaire emblématique des trois Puissances Tien-Ti-Jen, celui en analogie avec la doctrine des cinq éléments, enfin celui en analogie avec les dix chiffres. Quelque soit le découpage envisagé, l’état ultime est désigné par l’expression ChênnJen ou « Homme transcendant ».

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Comme nous allons le voir, Chênn désigne Ce qui totalise l’ensemble des degrés existentiels, ou, sous un autre point de vue, l’état reconnu à un être Uni au Tao. Par extension il est utilisé pour reconnaître l’affinité d’un être ou d’une chose avec une Vertu (Te) discernable du Tao.

Le radical gauche de Chênn, Chèu, désigne le domaine inconditionné où tout est en plénitude (les deux traits supérieurs sur le radical ci-dessous) mais aussi la part de notre monde qui au sein de cette plénitude est en lien direct avec ce domaine (les trois traits verticaux, “ce qui pend au ciel” disent les gloses ci-dessous). Chéu, représente en quelque sorte un domaine non accessible par les sens physiques, mais que l’on peut appréhender en tant qu’individu à travers les signes qu’il imprime dans le monde manifeste et avec lequel on peut faire Un par un enseignement approprié.

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Le radical droit de Chénn désigne quant à lui, l’ensemble du domaine régi par les forces physiques et psychiques (qui se manifestent selon une alternance en flux et reflux cycliques), le domaine observable, mesurable, quantifiable. On peut dire qu’il s’agit de l’ensemble de la manifestation universelle.

Nous voyons donc que l’état Chênn sous-entend une participation de l’être à quelque chose de plus grand que le seul monde perçu et délimité par ses sens physiques, ce qui, bien loin de le faire sortir du domaine manifeste, l’inclut dans le domaine régent de la Manifestation. L’être, toujours participant à la Manifestation par son corps et sa psychè, ne se retrouve donc pas détaché d’Elle, mais la dépasse par son Union avec le domaine d’où Elle procède. En vertu de la participation au monde qui englobe la Manifestation, l’être se retrouve dans un état où il vit cet englobement du monde manifeste2. C’est pour cette raison que certains êtres peuvent dire :

À ce momentlà, il n’y avait pas non plus de ki de lumière blanche. L’univers, jusque dans ses extrémités, était régi par ma propre respiration. Et l’univers était entré dans mon ventre.3

Tout à coup j’aperçus que tous les êtres de l’univers, du plus bas au plus haut degré, matériels et spirituels, étaient devenus comme le vin ; moi, je les bus en une gorgée, m’anéantis complètement et devint néant. Ensuite, je pris conscience que la réalité unique existant en toute chose, c’était moi, que tout ce qui existait c’était moi, et qu’il n’y avait rien d’autre que moi-même. L’univers entier subsistait en moi et tout était manifesté par ma manifestation.4

L’univers est vaste. Sa vérité principielle est également vaste et sans limites. La vie de l’être humain est sans début ni fin. Il vit en transcendant le passé, le présent et le futur.

En conservant cette vie transcendante dans la matrice du ventre, l’univers conservant de même tout dans la matrice du ventre, on devient l’univers. En fait, on devient un avec l’univers. Autrement dit, on est un avec Takaamahara.

Lorsque nous faisons un avec l’univers, notre danse sacrée résonne avec brillance dans l’univers.

Les pratiquants de l’aiki doivent progresser en partant de ces considérations. L’aikidô doit être la voie du parachèvement de l’être humain, la voie des dieux, la voie de l’univers.5

Alors en cassant notre petite coquille, on peut déposer le vaste univers (la vie divine) dans le ventre. Par conséquent, on comprend que le présent contient le passé très ancien, et dans le passé très ancien réside le présent, mais aussi, que dans le futur, il y a le présent, et dans le présent, le futur.6

Ce dernier extrait laisse entendre qu’il y a une méthode pour accéder à cet état où il y a identité entre le Ventre de l’Univers et son propre ventre. “Casser notre petite coquille” laisse supposer que nous devons briser ce qui nous maintient séparé d’un domaine accessible par d’autres sens que les sens physiques et auquel nous viendrons à y participer par une autre énergie que celle qui animait l’ancienne individualité. Voici un commentaire Taoïste qui expose comment peut être entendu le processus de l’Union.

Un officier de Tch’enn en mission dans la principauté de Lou, vit en particulier un certain Chousounn, qui lui dit :

— Nous avons ici un Sage.

— Ne serait-ce pas K’oung-K’iou (Confucius) ? demanda l’officier.

— C’est lui, dit Chousounn.

— Comment savez-vous que c’est vraiment un Sage ? demanda l’officier.

— Parce que, dit Chousounn, j’ai ouï dire à son disciple Yen-Hoei, que Koung-K’iou pense avec son corps.

— Alors, dit l’officier, nous avons aussi un Sage, K’ang-ts’ang-tzeu, disciple de Lao-tan, qui voit avec ses oreilles et entend avec ses yeux.

Ce propos de l’officier de Tch’enn ayant été rapporté. au prince de Lou,celui-ci très intrigué envoya un ministre de rang supérieur porter à K’ang-ts’ang-tzeu de riches présents et l’inviter à sa cour. K’ang-ts’ang-tzeu se rendit à l’invitation. Le prince le reçut avec le plus grand respect. D’emblée K’ang-ts’ang-tzeu lui dit :

— On vous a mal renseigné, en vous disant que je vois avec mes oreilles et que j’entends avec mes yeux ; un organe ne peut pas être employé pour un autre.

— Peu importe, dit le prince ; je désire connaître votre doctrine.

— Voici, fit K’ang-ts’ang-tzeu : Mon corps est intimement uni à mon esprit ; mon corps et mon esprit sont intimement unis à la matière et à la force cosmiques, lesquelles sont intimement unies au néant de forme primordial, l’être infini indéfini, le Principe. Par suite de cette union intime, toute dissonance ou toute consonance qui se produit dans l’harmonie universelle, soit à distance infinie soit tout près, est perçue de moi, mais sans que je puisse dire par quel organe je la perçois. Je sais, sans savoir comment j’ai su (Connaissance taoïste parfaite ; consonance de deux instruments accordés sur le même ton, le cosmos et l’individu, perçue par le sens intime, le sens global) !

Cette explication plut beaucoup au prince de Lou, qui la communiqua le lendemain à Confucius. Celui-ci sourit sans rien dire (Sourire d’approbation. Lui aussi étant devenu taoïste, il n’avait rien à dire, dit la glose).7

Il y a dans l’explication finale de K’ang-ts’ang-tzeu une parfaite conformité avec l’explication donnée par O’Sensei :

Aussi, l’esprit en tant qu’esprit et le corps en tant que corps doivent être mis en ordre. Après avoir ordonné l’esprit et le corps8 chacun progressera vers le ki, le flux, la douceur, la force et leurs mondes. Puis mettre les frontières du ki, du flux, de la douceur et de la force correctement en ordre9, et comprendre clairement par l’expérience, c’est ce qui s’appelle la conscience divine10.

Devenir l’esprit et le corps de cet univers, et pratiquer la lumière de l’harmonie est ce que, maintenant, je nomme l’aïkido.11

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1 Comme pour l’apprentissage de la lecture, on ne sait pas quand l’apprenant deviendra lecteur mais on sait ce qu’il doit faire pour y parvenir à condition qu’il aille au terme du processus d’apprentissage.

2 Sous un autre point de vue cela revient à dire que l’être vit “l’Unité de la Multitude” (par sa participation au domaine régent) et la “Multitude en l’Unicité” (par sa participation à la Manifestation).

3 MoriheiUeshiba, “TakemusuAïki”, Vol III, page 91

4 « La Roseraie du Mystère, suivi du Commentaire de Lahîjî », Shabestarî, Editions Sindbad

5 MoriheiUeshiba, “TakemusuAïki”, Vol III, page 93-94

6 MoriheiUeshiba, “TakemusuAïki”, Vol II, page 100

7 Lie-Tzeu, 4-B, “Les Pères du Système Taoïste

8 ce qui correspond au passage “Mon corps est intimement uni à mon esprit” de Lie-Tzeu

9 ce qui correspond au passage “intimement unis à la matière et à la force cosmiques

10 ce qui correspond au passage “l’être infini indéfini

11 MoriheiUeshiba, “TakemusuAïki”, Vol I, page 140-141

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